samedi 28 mai 2011

Oralité


Cet article a été écrit par Sonia Amazit à la suite de la rencontre du 06 mai 2011 "Voix féminines et transgressions" dans l'oeuvre de Djebar et Waberi.

Oralité

Le signe, je le reconnais : chaque fois que j’ai voulu écrire « sur » l’Algérie, il y a eu une compulsion-disparition de mes premières pages de notes.
Hélène Cixous, Si près, Galilée, p.40.


Voix féminines et transgressions telle a été le thème présenté par Hibo Moumin Assoweh le 06 Mai dernier invité par Le Cercle des amis d’Assia Djebar. Après un mouvement de va et vient entre l’écrivaine Assia Djebar et Abdourahman Ali Waberi, tous deux marqués par l’histoire de leurs pays colonisés et décolonisés, nous offrant ainsi à nous auditeurs un autre regard sur ces voix. Des voix de femmes qui racontent, qui se racontent. La femme conte l’histoire d’une autre femme et cette femme devient autre femme puisque contée par cette femme autre (se) révélant (dans) une transcription vers une transfiguration. Transcrire l’histoire d’une autre femme par le biais de sa propre voix portée/poussée par une tonalité figurée dans sa trajectoire. Autre regard donc, autre ton, autre figure sur ces femmes esquissées par la main d’Assia Djebar, une main qui avouera bien des années plus tard dans Nulle part dans la maison de son père que « tout personnage féminin entravé finit par chercher aveuglément, obstinément, une échappée, comme sans doute je le fis moi-même, dans mon passé juvénile. »[i] Par la fiction, ou plutôt par ces voix féminines fictives, l’écrivaine peignerait-elle une voi(e)x de secours ?
Mais comme une question en amène une autre, faut-il transcrire ces voix comme étant le seul recours pour chercher une échappée ? S’échapper de quoi ? Ces voix féminines fictives si présentes dans les récits, en particulier dans Ombre sultane ainsi que Femmes d’Alger dans leur appartement, évoqués au cours cette soirée littéraire, esquisseraient une échappée dans un rêve éveillé, dans les prémisses d’un rêve, peut être pour ne pas sombrer dans Les rêveries de la femme sauvage. Scène primitive. Un récit où Hélène Cixous témoigne de l’enseignement qu’elle a reçu pendant sa scolarité en Algérie dans une école française ; celui d’un « effacement de l’être algérien »[ii]. Un témoignage où nous nous retrouvons au co(eu)rps d’un massacre des langues. Plus loin, elle écrit que « Le premier de mes premiers souvenirs ayant trait au Plan d’anéantissement de l’être algérien est une histoire de fille coupée en deux. (Ibid., p.144) » Un effacement donc qui touche au corps. Au plus près du corps féminin scindé en deux.

Cette coupure/fissure nous renvoie à un récit d’Assia Djebar Ombre sultane. Un vertige s’immisce dès les premières lignes, poursuivant malgré tout la lecture, persuadée de lire l’intrigue d’une seule femme. Quand soudainement le malaise/mal à l’aise fut insupportable m’obligeant à une marche arrière, et revenir à la source, pour relire la préface. Stupéfaction ! Je découvris deux prénoms, deux personnages féminins. Il s’agissait bien de deux femmes. Deux histoires de vie différente. Coupée l’une de l’autre pourtant si proche à si méprendre. Deux histoires qui se relient et se différencient l’une de l’autre, d’un chapitre à l’autre, laissant place dans la seconde partie à la présence de deux femmes - Schérazalde et sa jeune sœur – partageant cette fois la même histoire. N’est-ce pas cela au fond ce que l’écrivaine se hasarderait à tisser. Se tisser à travers et au travers les voix (de) sa propre voi(e)x/voile pour « trouver dans la voix d'un autre, à la fois proche et dissemblable, les ressources permettant d'entendre et de faire entendre sa propre voix »[iii]. Par ces voix fictives, dans un dialogue de soi à soi à travers l’autre, permettraient-elles « de reconquérir sa voix. »[iv] ? Dans Femmes d’Alger dans leur appartement, Assia Djebar notifie que « Son de la mère qui, femme sans corps et sans voix individuelle, retrouve le timbre de la voix collective » « en fait la seule expression authentique d’une identité culturelle ».[v] C’est peut être aussi la seule expression possible pour exprimer un traumatisme colonial voire son dépassement. Un trauma qui touche non seulement au corps mais également à la voix. Une coupure à même la langue nommée par Derrida « le corps de la langue et de l’écriture (…) qui en fait une chose du corps. »[vi] La langue constituant par essence la chair de l’être.

Revenons à la soirée littéraire. Un certain nombre de résonnances ont jailli et rebondi de part et d’autre chez les auditeurs présents. Ils ont pu faire part des échos sonores vibrant en eux. Tous ont fait résonner leur voix. Tous sauf Une. Une qui restera silencieuse pendant les échanges mais attentive et accueillant ces bandes sonores circulant dans le cercle. Je fus une nouvelle fois silencieuse. Un silence flottant se nourrissant des voix qui vi(br)e(nt) une oralité. Un silence circulant à contre sens ou/et à la rencontre de cette oralité enveloppant les membres dans un débat : celui de l’importance de fixer l’oralité autrement que par l’écrit d’une part et qu’en Algérie, l’œuvre d’Assia Djebar est considérée comme une œuvre qui enracine l’oralité par/dans l’écrit d’autre part. Je fus très surprise d’avoir entendu que son œuvre est perçue comme tel. Comment saisir dès lors qu’à chaque lecture, se révèle, pour certains lecteurs, une amnésie de ce qui a été lu. La transgression serait-elle en cause ? L’invité de la soirée prendra conscience quelques secondes avant de clore son récit, son oubli d’évoquer la transgression. Etonnant que cela puisse paraître, il ne me reste aucun souvenir de ce qui a été dit. Il n’est peut être pas aussi surprenant que cela puisque l’enjeu (voire le jeu) est de transgresser l’interdit qu’il y a eu pendant la colonisation. Derrida dans Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine évoque un Double interdit qui a sévit pendant la période coloniale. Double interdit qui touche à la langue maternelle et de manière « détournée et perverse » à la langue française. Un interdit, précise-t-il plus loin, « à l’accès au dire (…) (qui est) justement l’interdit fondamental, l’interdiction absolue, l’interdiction de la diction et du dire. (Ibid., p.58) » Un interdit empêchant tout modèle d’identification à une autre langue que celle du colonisateur. Le jetant du même coup, parce que « privé de toute langue, et qu’il n’a plus d’autre recours – ni l’arable, ni le berbère, ni l’hébreu (…) –, parce ce monolingue est en quelque sorte aphasique (peut-être qu’il écrit parce qu’il est aphasique) », dans « une traduction sans pôle de référence, sans langue originaire, sans langue de départ. (Ibid., p.117) ». Comment est-il possible alors d’accéder à une langue maternelle « (arabe dialectal ou littéraire, berbère, etc.) » dont « l’accès (…) a été interdite » ? « Comment dire un « je me rappelle » qui vaille, poursuit Derrida, quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en même temps, par delà, de déferlement d’amnésie qu’a déchainé le double interdit (Ibid., p.57) » La dé-colonisation serait-elle par conséquent le (en)jeu d’un dé-collage, celui d’un effacement toute trace de la colonisation, ou son dépassement ? Comment est-il possible d’outrepasser/transgresser un interdit ? Paradoxe de mettre en je(u) une transgression comme dépassement d’un traumatisme colonial tout en étant heurté par un déferlement d’effacement à la chair/noyau du trauma ? Derrida explicite une piste :  d’« inventer une première langue qui serait plutôt une avant-première-langue destinée à traduire (…) la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu » (Ibid., p.118).

Dans Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar dévoile Oh combien ! sa douleur « au moment de l’abandon du texte », L’amour, la fantasia. Elle a eu une tendinite qui la « fit souffrir plusieurs mois » pouvant à peine soulever son bras. Il a fallu « plus de six mois pour guérir et retrouver un bras normal… ».[vii] Bien que cela ait été perçu par l’écrivaine comme « le prix à payer », nous découvrons à quel point est engagé le corps organique dans cette quête « de transcrire, écrire en creux,  ramener au texte, au papier, au manuscrit, à la main, ramener à la fois chants funèbres et corps enfouis : oui, ramener l’autre (autrefois ennemis et inassimilables) dans la langue. (Ibid., p.48) » Le corps d’écriture d’Assia Djebar se révèle comme une transfixion à la tache, aux tâches de sang, des traces sonores et mnémoniques de ses ancêtres. Et tout au long de son œuvre L’amour, la fantasia, nous le traversons, au/à travers son. Dès les premières pages, elle timbre son écriture d’une voi(e)x « Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de la mémoire »[viii] mettant en scène par delà les voiles, une bataille entre deux langues « la langue française, corps et voix, s’installe en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue maternelle, toute en oralité, en hardes dépenaillées, résiste et attaque, entre deux essoufflements.(Ibid., p.299) » Et par l’é-cri-tu(r)e, l’auteur ramène « ce qui est enterré, ce qui est enfermé, l’ombre si longtemps engloutie dans les mots de la langue. »[ix] en renversant son corps. En effet, il lui « faut renverser » son « corps », «  plonger » sa « face dans l’ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie » pour « laisser les chuchotements immémoriaux remonter ». [x], pour faire resurgir « un passé mort arabo-berbère »[xi].

Il est vrai que, dans bien nombre de ces œuvres, elle donne place aux sons, à la sonorité (sororité) et aux voix. Elle donne de l'épaisseur à la voix, aux voix féminines qui lui sont chères et à chair. Elle s’enveloppe de ces voix comme d’un voile pour faire parti d’un groupe, elle « expulsée » dès l’âge de « douze ans de ce théâtre des aveux féminins » (Ibid., p.223). Ces voix qui redeviennent « Le murmure des compagnes cloitrées », sont considérées comme son « feuillage » (Ibid., p303). Elle creuse la langue française pour faire résonner la perte des sons maternels et de son ascendance. Elle creuse la langue française comme témoin de cette coupure « Les blessures s’ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres, qui n’a jamais séché. (Ibid., p.224) ». Comme témoin de cette perte pour « faire de la voix qui s’élance, puissante, âcre, vengeresse, écorchée, ou simplement nue, la seule consolation immédiate ».[xii] Une perte infini, à l’infini alors même que l’élaboration du traumatisme serait une quête, une conquête, une reconquête de la perte « Laminage de ma culture orale en perdition (…) renvoie donc au corps dépouillé de voix..»[xiii] L’é(cri)tu(r)e permettrait alors, par ces voix fictives, de ramener l’autre qui se meurt en dehors, pour offrir « une seconde vie et nous donnez pour un temps l'illusion de nous délivrer de la mort? ».[xiv]


[i] Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père, Fayard, 2008, Paris, p.365.
[ii] Hélène Cixous, Les rêveries de la femme sauvage, Galilée, Paris, p.126.
[iii]Pontalis J.-B., Traversée des ombres, Folio, 2003, p.76.
[iv] Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999, Paris, p.113.
[v] Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement, Coll. Livres de Poche, éd. Albin Michel, 2002, Paris, p.256-257.
[vi] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Galilée, Paris, 1996, p.50.
[vii] Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op.cit, p.107.
[viii] Assia Djebar, L’amour, la fantasia, Coll. Livres de Poche, éd. Albin Michel, 1995, Paris, p.13
[ix] Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op.cit, p.48-49.
[x] Assia Djebar, L’amour, la fantasia, op.cit, p.69.
[xi] Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op.cit, p.48.
[xii] Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op.cit, p.75.
[xiii] Assia Djebar, L’amour, la fantasia, op.cit, p.224.
[xiv] Pontalis J.-B., Le dormeur éveillé, Mercure de France, 2006, p.95

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