samedi 28 mai 2011

Balbala au Cercle des amis d'Assia Djebar

Par Amel Chaouati

Vendredi 6 mai dernier j’avais invité à une soirée littéraire Hibo Moumin Assoweh, professeur assistante de littérature française et francophone à l’université de Djibouti. Elle a souhaité comparer l’œuvre d’Assia Djebar avec celle du Djiboutien Abdourahman Waberi dont je ne connaissais que le nom.
Mon invitée a découvert l’écrivaine algérienne assez récemment. Elle a été particulièrement sensible à la plume mais aussi aux thématiques qui rapprochent les deux écrivains : l’histoire coloniale et la place faite aux voix  féminines dans leurs œuvres réciproques. L’invitée a choisi d’intituler la soirée « Voix féminines et transgressions » dans leurs œuvres de Djebar et Waberi. Pour la discussion, elle s’est basée sur La femme sans sépulture et Ombre sultane pour  Djebar, Balbala et Cahier nomade pour Waberi.

Pendant qu’elle préparait son intervention, je suis partie dans la découverte de l’écrivain Djiboutien avec Balbala d’abord et ce fut un tel enchantement que j’ai regretté de ne pas l’avoir connu plus tôt. L’écriture de Waberi ressemble à la dentelle fine. Le fil de l’écriture peut être d’une blancheur immaculée ou d’un rose pale. Mais l’écrivain use souvent du fil rouge pour exprimer la colère ou le sang et ou le noir, pour le cynisme et la mort. Je ne peux que penser qu'il est indéniablement un écrivain engagé. Comme Assia Djebar, il vit loin de son pays ; pourtant cette terre est source de son inspiration littéraire. Il parait qu’on lui fait parfois le même reproche que Assia Djebar : Quelle légitimité a-t-il décrire sur un pays où il ne vit plus? Comme si la littérature ou la langue ont des frontières, comme si elles sont le bien de certains, comme si on prétend connaître mieux son pays ou la  langue que lorsqu'on est dedans… Comme si….
Le point commun entre les deux écrivains c’est en effet d’écrire autour des conséquences du colonialisme et sur les lendemains dés-illusoires des indépendances. Mais un autre aspect important les réunit : les deux écrivains sont issus de cultures orales écrivant dans la langue de l’autre, ce colonisateur du passé, un colonisateur commun.

Pendant la discussion de la soirée littéraire, le débat a longuement tourné autour de ces questions : comment peut-on transcrire l’oral à l’écrit ? y a-t-il d’autres manières de transcrire le langage oral ?
Tout en écrivant ces lignes, je me demande s'il n'’y aurait-il pas derrière ces interrogations une autre question: Quelle serait la limite de la transcription de la culture orale à l’écrit ? Est-ce qu’on est persuadé qu’en fixant la langue orale par écrit, on est certains de ne pas la perdre ? Autrement dit qu'est ce que la langue écrite pourrait provoquer comme limite à la langue orale? 
Au cours de la conversation, j’ai dit ce que je répète régulièrement, j’ai un sérieux problème avec l’œuvre d’Assia Djebar. J’ai  beau lire et relire, je suis systématiquement frappée par l’amnésie une fois que j’ai fermé le livre !

Lorsque Sonia Amazit, m’a adressée son papier qu’elle a intitulé Oralité, qui fait suite à cette rencontre, (à lire sur le blog après ce texte) j’ai été amenée à réfléchir aux causes de cette amnésie. Selon elle, la transgression en serait la cause. La nature de la transgression: l’utilisation de la langue de l’autre et donner  accès aux voix féminines.
Si je partage tout à fait ce point de vue, je me demande si l'explication est suffisante? Il me semble qu’il y a quelque chose en lien avec la structure même de la langue orale et de la transmission.
Entre la structure de l’écriture et de la langue orale il ya une différence fondamentale. L’écriture fige les données transmises. L’écriture est intransigeante. Quant à l’oralité parlée qui cherche aussi une transmission fidèle grâce à l’intransigeance de la chaine de transmission, elle ne peut éviter les transformations. chaque chainon va ajouter ou réduire un détail, un mot, une explication. Il s'agira de manger des mots, de les mâcher, remâcher, les avaler, les crier.... C'est pourquoi, il est difficile de ne pas penser que chaque transmetteur comprendra ce qu’on lui a transmis selon l’époque dans laquelle il se trouve, sa formation et son vécu personnel. Ainsi donc l’oralité parlée offre cette possibilité de transformation, d’adaptation et permet aussi l’oubli jusqu’à oublier le premier à avoir été à l’origine de la transmission. Or ce n’est pas le cas de l’écriture. Sauf si l’on brûle les bibliothèques ce que l’histoire a connu régulièrement.
Est-ce de là que mon amnésie se met en route ? Ne pas tout retenir ? Ne pas tout garder ? N’est-ce pas justement à ces moments précis que l’oralité surgit dans le texte ? Est-ce précisément ces moments là que j’oublie que je suis en train de lire plutôt que d’écouter un récit ? Car Assia Djebar plus que Abdourahman Waberi écrivent l'oralité mais pas seulement, ils font de la littérature! et c'est de cette manière que je découvre Djibouti. C’est de cette manière que j’ai découvert tout un pan de ma culture que je ne connaissais pas. Si la la chaine de transmission a été profondément atteinte pendant la colonisation qui a cherché à déstructurer les assises narcissiques de la société, aujourd’hui ce n’est plus la colonisation mais une idéologie politique au lendemain de l’indépendance qui cherche à tout prix de créer un état avec une seule langue, une seule religion, une seule culture alors que l’Algérie garde encore profondément son fonctionnement tribal et régionaliste, avec ses spécificités culturelles et ses diversités de langues et de pratiques religieuses.
Waberi dénonce ce totalitarisme dans son pays lui aussi partagé entre deux langues au moins, ne sachant laquelle adoptées pour l’administration : français, anglais ou inventer une nouvelle langue d’écriture inspirées des langues des pays de la Corne de l’Afrique.
Ce qui me semble essentiel aujourd’hui, c'est de pouvoir dépasser le complexe de la langue et l'idée de transgression. Il faut que la Balbala (en arabe signifie conversation, palabre) se poursuive peu importe la langue, car il faut surtout arriver à lutter contre le silence mortifère si bien décrit par Waberi et lu par Patrick Potot, comédien, lors de notre soirée littéraire:
« Surtout ne rien écrire, ne rien dire : la vieille peur de toutes les autocraties. Ne rien garder, tout doit disparaître pour ne pas transparaître. Falsifier, oublier. Faire mentir l’encre et les papiers. Faire mentir les tampons, les sceaux, les passeports qu’on vient de commander pourtant à une imprimerie française. Faire mentir les fiches d’état civil, les armoiries de la nation. Faire mentir les morts, le drapeau à peine hissé. Faire mentir une mémoire dont les protagonistes sont encore vivants, bon pieds bon œil.
Faire mentir la tradition aussi ? Mais, comme dit le proverbe toujours en vigueur sous nos cieux : « Caddo lagatago cadho alley leedehay », à pervertir la tradition, on s’attire le courroux de Dieu. C’est un autre proverbe, créole celui-là, qui me revient en mémoire. « Le crayon de Dieu n’a pas de gomme.» C’est tellement vrai, et voilà comment on provoque un destin. » Balbala, p. 98.

Pontoise le 26-28 mai 2011

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