« Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père. Celui-ci un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l’école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien.
Villes ou villages aux ruelles blanches, aux maisons aveugles.
Dés les premiers jours ou une fillette « sort » pour apprendre l’alphabet, les voisins prennent le regard matois de ceux qui s’apitoient, 10 ou 15 ans à l’avance : sur le père audacieux, sur le frère inconséquent.
Le malheur fondra immanquablement sur eux. »
C'est ainsi que débute le roman de l’écrivaine Assia Djebar « L’amour, la fantasia », premier roman à tentative autobiographique de l’auteur.
Si je choisis de m’arrêter à cette scène que l’auteur rappelle souvent dans son trajet d’écriture c’est qu’elle revêt une importance profonde à mes yeux, scène « primitive » ai-je envie d’écrire entre un père et sa fille.
A ne considérer que la première phrase du préambule : « Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, (….) main dans la main du père(…) » la scène serait banale à nos yeux, pour nous, qui nous réunissons dans ce restaurant parisien.
Pourtant cette scène, qui se déroule dans les années cinquante, en Algérie, n’est pas banale, en effet, elles se comptent juste par poignées de milliers ces fillettes qui franchissent le seuil des maisons pour se rendre à l’école, apprendre l’alphabet.
Dans une société dont les structures sociales, dans leurs entiers, reposent sur la ségrégation des sexes, alléguant aux femmes l’espace intérieur et aux hommes l’espace du dehors, du public, du politique, cette main du père tendue vers celle de sa fille, pour l’école de la première fois, est saisissante.
Elle confie à ce sujet, dans son récit « ces voix qui m’assiègent » :
« Ce fût comme si je développais, au dehors, dans ce petit village d’une plaine coloniale algéro-française, une partie masculine de moi-même et que mon côté féminin, restait dans l’appartement, derrière les persiennes, au côté de ma mère, voilée et qui ne sortait pas."
Main dans la main du père, sur le chemin de l’école de la première fois, l’exil s’installerait tandis que s’éloigneraient les maisons qui retiennent captives les femmes, amputant par la même la fillette d’une identification possible à la mère de l’intérieur, d’une identification de condition aux femmes retenues dans les murs.
Ainsi suivant sa confession qui voit s’éloigner d’elle la claustration, l’auteur nous avoue que pour elle, le Français, qui est sa langue d’écriture, qui fût « un siècle durant la langue des conquérants, des colons, des nouveaux possédants » s’est mué en elle en « langue du père ».
C’est par l’intermédiaire de cette langue, que l’auteur choisit d’écrire, de parler des femmes d’Algérie, de les sortir ainsi du silence et de l’ombre.
Ce souvenir met en lumière, il me semble, toute l’ambivalence, faites de nuances trop souvent occultées en occident notamment, qui régissent les rapports des hommes et des femmes du maghreb.
C’est le père en effet qui est à l’initiative de « l’émancipation » de sa fille.
Même si son geste lui « échappe » dans ses conséquences, en témoigne l’évènement autour de la missive que l’adolescente reçoit d’un admirateur, qu’il déchire « dans une rage sans éclat ».
Cette « rage » le plonge dans la contradiction et le ramène au risque premier qu’il prit en instruisant sa fille.
C’est là que jaillit son angoisse, d’homme et de père tout à la fois, et c’est là aussi, que sa fille, devenue adolescente se sépare de lui en choisissant de poursuivre malgré « la censure paternelle cette correspondance » en langue française.
Cette correspondance autour du geste du père, déchirant et censurant les mots d’amour la voit « s’engouffrer dans l’histoire » :
« (…) Dans cette amorce d’éducation sentimentale, la correspondance française se fait en français : ainsi cette langue que m’a donnée le père, me devient entremetteuse et non initiation, dés lors se place sous un signe contradictoire, puisque elle signe, j’ajoute la censure de l’amour. »
On devine que la séparation s’installe là entre le père et sa fille, comme si l’adolescente quittait son père symboliquement.
" J’ai fais éclater l’espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix, figés depuis des longtemps dans une préhistoire de l’amour – les mots une fois éclairés- ceux là même que le corps dévoile, découvre- j’ai coupé les amarres.
Main dans la main du père, c’est avec la même anecdote que l’auteur achève son roman, comme si son trajet d’écriture commençait là, à la source de cette scène.
Et le vertige, l’exil commence :
« Elle ne perçoit pas dit- elle, que se joue là l’option définitive : le dehors et le risque, au lieu de la prison de ses semblables. Cette chance, écrit- elle encore la propulse à la frontière d’une sournoise hystérie.
Elle ne s’en aperçoit pas dit- elle, nul autour d’elle ne s’en aperçoit, que dans cet écartèlement s’introduit un début de vertige. »
Comment conclure cette scène ?
Peut on conclure cette scène ?
L’ambivalence des rapports entre le père et sa fille est très forte et témoigne là encore des nuances, qu’il est nécessaire d’apporter en abordant les rapports des hommes et des femmes au Maghreb.
Pourtant en même temps que s’installe cette « sourde hystérie » qui saisi l’auteur dû à l’amputation que le père provoque en sa fille en l’éloignant de la claustration, d’une identification à la mère, il signe lui aussi dans l’angoisse les conséquences de son acte « libérateur » en témoigne son attitude face à la correspondance amoureuse de sa fille.
La connaissance permise par le père, signe par la même l’échappée de sa fille vers l’ailleurs, ce qu’elle nommera l’exil.
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