samedi 19 mai 2012

Amel chaouati s'entretient avec Mounira Chatti

Je me suis entretenue avec Mounira Chatti, l'invitée de la dernière soirée lecture du Cercle, Femmes et créativité au Maghreb et en Orient, après ma lecture de son premier roman "Sous les pas des mères" publié aux Editions l'Amandier en 2009. Avant de partager avec vous cet entretien, voici un passage du livre:


"J'étais coupable de choisir l'exil, alors que pouvais-je réclamer? Quand on est parti, même si on est parti à dix-huit ans, même si on est revenu une ou bien plusieurs fois l'an, on n'est pas seulement étranger au pays de l'exil, on est étranger au pays d'origine, on est un apatride déchu de ses droits, le premier étant celui de parler, de juger, de penser..." p.270

ENTRETIEN

Amel Chaouati - « Sous les pas des mères » : c’est le titre de ton premier roman. Il fait certainement allusion à un hadith si prisé par les musulmans : « Le paradis est sous les pieds des mères ». Or, dans ce roman, on est bien loin du paradis et de la mère si souvent sublimée !

Mounira Chatti – D’emblée, ce titre inscrit le roman dans une perspective ironique : c’est l’enfer que l’on trouve sous les pieds des mères. Loin de toute sublimation, de tout manichéisme moral, le personnage de la mère est saisi sans son ambivalence, dans sa contradiction, dans son aliénation… Tant que les mères resteront soumises, et perverties par un système d’oppression, elles ne pourront pas représenter un modèle positif pour leurs filles. Privées de la possibilité de décider de leur destinée, nos mères se rangent dans le camp des hommes, singulièrement du côté de leurs fils, et contre leurs filles. Cette situation est productrice de schizophrénie, de folie…

AC –Le roman fait l’état des lieux d’un système des sociétés du Maghreb perverti depuis des lustres engendrant la misère des relations, les perversions sexuelles, la folie, le suicide, et j’en passe. Comment l’idée de ce roman s’est imposée à toi?

MC–Les sources de ce livre sont, à la fois, le réel et l’imaginaire que forge le clan pour appréhender, justement, la part inquiétante et étrange de ce réel. La narratrice recompose l’histoire de son clan, une histoire faite de vérités et de mensonges, d’événements réels et de délires, d’aveux et de non-dits. Grâce à sa migration, Mélia acquiert la distance nécessaire pour écouter, enregistrer, reconstituer ce roman polyphonique où résonnent les voix des vivants et des morts.

AC-Que ressent l’écrivain après avoir écrit ces longues pages chargées de douleur ?

MC– Paradoxalement, j’ai ressenti beaucoup de plaisir en écrivant ce roman, la compagnie de tous les personnages m’était agréable et amusante, cela éveillait des souvenirs que je croyais perdus, je revoyais des visages familiers ou inconnus, je me remémorais des histoires qui m’avaient été transmises par bribes ou des non-dits. Cette écriture est un mouvement de libération, peut-être même un acte de vengeance, et c’est aussi un acte de réparation…

AC- Est-ce que ce roman est disponible en Tunisie ? Comment a-t-il été reçu ?

MC– En Tunisie, pour avoir Sous les pas des mères, il faudrait le commander, autrement, il n’est pas distribué, pas connu par les libraires (dont les sélections, en français et en arabe, se réduisent hélas comme une peau de chagrin). Certains amis tunisiens l’ont lu, je crois avoir perçu leur gêne à cause de la liberté du ton, de la férocité du cri, de la mise à nu des affaires claniques… dans la langue de l’autre, dans cette « langue adverse »,pour citer Assia Djebar.

AC- Tu abordes un point qui m’a paru crucial : celui qui fait le choix de quitter son groupe pour vivre ailleurs. Penses-tu que tu aurais écrit ce livre si tu n’avais jamais quitté ton pays?

MC–Souvent, je me pose cette question : qui serais-je, ou que serais-je devenue, si je n’étais pas partie ? Je serais moi et une autre, sans doute. Partir nous transforme, d’où les malentendus avec le groupe originel. Partir implique une distance, une extériorité, un sentiment de séparation d’avec le groupe, en dépit d’un lien presque indestructible. Non, je n’aurais pas écrit ce roman si je n’étais pas partie, si je n’avais pas vécu les splendeurs et misères de l’exil.

AC-Celui qui part trahit le groupe et celui qui écrit trahit doublement, et on ne manque pas de le lui rappeler comme tu l’écris dans ton roman. Je suppose donc que la légitimité de parler de sa société doit être prise?

MC– Oui. La narratrice devient l’objet d’une suspicion, vécue comme une blessure : désormais, elle est suspecte en tant que migrante, en tant qu’autre, en tant que « traître ».Partir, c’est nécessairement trahir. Mélia se sent, parfois, « déchue » de son appartenance au clan, car on lui conteste tout droit à la parole, on lui reproche d’avoir changé. Alors, elle se venge, elle transgresse la loi du clan, elle écrit pour exister comme un sujet libre, un sujet fort. Elle écrit pour briser les chaînes de la fatalité, et de la culpabilité.

AC-Tu parles du mouhajir ; or l’histoire de la hidjra du prophète a fixé le calendrier musulman. Tu sembles revendiquer ce statut ou, du moins, il vient signer fortement la fin du roman. Je dois dire que le seul moment d’espoir que j’ai perçu et les seuls moments où ta plume prenait de l’envol, ce sont, justement, ceux où tu parles de migration?…

MC- En effet, la nouvelle situation existentielle de la narratrice est la migration. L’exil a, ici, une connotation positive, il est synonyme de liberté, de rencontre avec l’autre, d’une meilleure connaissance de soi. La migration échappe à deux issues qui auraient pu être tragiques : la nostalgie stérile d’un paradis perdu, et l’exigence d’être adoptée par la terre de l’exil. À la fin du roman, en effet, Mélia a encore changé : elle aime son clan tout en assumant qu’elle l’a trahi ; elle sait que le pays où elle a migré est peu hospitalier, peu soucieux des autres, peu enclin à concéder une place aux migrants. Dans ce contexte, la hijra ou la migration se conçoit comme un renoncement à se chercher un territoire, une reconnaissance. Cette situation existentielle comporte des risques majeurs…Aujourd’hui, le migrant est l’habitant d’une zone ou faille sismique…

AC -À quel moment l’écriture romanesque s’est imposée à toi ? Et pourquoi cette forme d’écriture ?

MC– J’écris depuis mon adolescence de la poésie, des pièces de théâtre très brèves, des nouvelles, un journal intime… À Nouméa, où j’ai pu souffrir de l’éloignement et de l’isolement, j’ai aussi ressenti le besoin impératif d’ordonner mon passé, d’imaginer la vie de mes aïeux, de m’insérer dans une histoire. Le roman est la forme appropriée pour tenter de construire une mémoire individuelle et collective, ainsi qu’un point de vue narratif complexe : celui de témoin, de protagoniste, de mémorialiste, ainsi de suite.

AC- Quels sont les auteurs qui ont influencé ton écriture ?

MC –J’aime beaucoup d’écrivains arabes, africains, européens, américains… Mais, il me semble que c’est ma lecture de Toni Morrison qui a marqué Sous les pas des mères. Toni Morrison déploie une fascinante poétique de la fragmentation, de la discontinuité, du « ressouvenir », ainsi qu’une thématique de la marginalisation, de l’existence comme un paria, souvent couplée avec un mouvement de réconciliation grâce à la parole, qui est dévoilement des traumas. Toni Morrison aime ses personnages, dont elle exhibe les failles, sans jamais les juger…

AC- Quelle suite envisages-tu dans l'écriture après ce premier roman ?

MC– J’ai commencé à écrire un second récit où l’on parle de passion amoureuse, de solitude, de révolution…

AC- Lors de la soirée lecture au Cercle, tu avais bien insisté sur l’importance du roman d’Assia Djebar, L’amour, la fantasia

MC - La construction de L'amour, la fantasia est très belle, c'est une construction double ou en miroirs, où le récit de la conquête de l'Algérie et celui de la quête de soi se répondent, cela évoque d'autres grands textes, par exemple Les palmiers sauvages de Faulkner et W ou le souvenir d'enfance de Perec. Dans L'amour, la fantasia, l'écriture féminine se conçoit comme une transgression, une mise à nu, un dévoilement, une libération du cri et du corps de la femme... Et ce travail de dévoilement, qui va de pair avec le travail de mémoire, s'accomplit dans la langue française, la langue du conquérant, cette "langue adverse" que la narratrice s'approprie et assume.

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