jeudi 7 juin 2007

Ecrire Assia Djebar

« Vous êtes parfaitement libres de laisser ce livre sur la table. Mais si l'ouvrez, vous assumez la responsabilité »
Jean-Paul Sartre, Qu'est ce que la littérature ? p.55


Tenter d'écrire Assia Djebar lorsqu'on est une lectrice bouleversée par son écriture après lecture et relecture, relève d'un effort psychique considérable.
L'écriture de Assia Djebar rend ma prise de distance difficile parfois impossible. Car elle provoque en moi un remue ménage psychique de déconstruction et reconstruction suivi d’un inquiétant effacement du roman de ma mémoire, une fois la lecture achevée. Et longtemps, ne persiste qu'une émotion vive qui se saisit de tous mes sens.
Seulement, je ne pourrais tenter d'écrire Assia Djebar sans relater ma rencontre littéraire avec elle. Une rencontre que je rapprocherais d'une retrouvaille, non, d'une confrontation entre deux inconscients.

I.
Ma première lecture s'est effectuée en 1994. J'avais alors 23 ans. Je venais de rentrer à Alger après une année universitaire en France. Lors d'une visite dans une librairie du quartier de mon enfance, j'ai été attirée par la sobriété blanche de « Loin de Médine ». Son intitulé m'avait probablement arrêté en raison du fanatisme religieux de l'époque qui a défiguré le merveilleux visage de l'Algérie. Le commentaire de Mouhamed Dib au dos du livre m'avait ensuite encouragée à le choisir et j'ai entamé sa lecture une fois rentrée au domicile parental.
Je me souviens de la chaleur suffocante et de l'humidité qui alourdissent les corps pendant les longs étés algériens. Or, dès les premières pages, la lecture du roman commençait à m'inoculer une sensation de fraîcheur et de bien–être si bien que je me croyais loin d'Alger.
Je m'étais demandé alors, comment on avait pu laisser éditer ce roman durant une période la plus sanguinaire de l'histoire contemporaine de l'Algérie, alors que la censure avait toujours été la tradition habituelle.
Comment n'avait-t-on pas voulu faire taire celle qui écrit dans ce roman « Ainsi des analphabètes, mais dont la force en flux vient de leur foi toute neuve, vont devenir bientôt les maîtres de la Mésopotamie tout entière ! »
[2]
Mais ce qui m'avait particulièrement frappée, c'était l'audace de sa plume sublime et sensuelle. Elle touchait au sacré avec art et délicatesse pour le faire revivre sous une forme romanesque dans la langue française, encore langue de l'ennemi pour certains
algériens. Son récit avait cette originalité qui contrastait sensiblement avec la plupart des textes idéologiques ou enflammés qui relataient des faits religieux. L'auteure semblait jouer ce rôle de scripteuse en introduisant une par une, comme sur une scène de théâtre, toutes ces femmes oubliées dans les récits. Elle donnait à chacune d'elle une voix et un corps en mouvement. Elle les décrivait dans leur force et leur faiblesse. Elle ne semblait pas vouloir se poser comme juge, encore moins créer des scènes orientalistes, exotiques, mais se placer comme témoin qui relate des faits, laissant à chacun sa voie de lumière et d'analyse afin de rétablir la vérité historique et mémorielle.
Bien plus tard, je découvre un passage fabuleux qui éclaire la source de cette écriture ; je cite l'auteur « oui, ramener les voix non francophones – les gutturales, les ensauvagées, les insoumises jusqu'à un texte français qui devient enfin mien ;[…] oui faire réaffleurer les cultures traditionnelles mises au ban, maltraitées, longtemps méprisées, les inscrire, elles, dans un texte nouveau, dans une graphie qui devient 'mon français'. »
[3]
Inévitablement, ce roman fut une telle surprise littéraire que je devais rechercher qui était cette femme écrivain dont je n'avais jamais entendu parler durant tout mon vécu en Algérie.
Dès mon retour, de l'autre côté de la méditerranée, je me suis dirigée vers une librairie à Rouen, la première ville française où j'ai vécu lorsque j’ai quitté Alger pour suivre des études de psychologie, et oh surprise, je constate que bien d'autres romans ont été publiés en France! En réalité, le roman que je venais de lire en cet été algérois, figurait parmi les dernières œuvres de cette époque puisque le premier roman d’Assia Djebar, si troublant, La soif, avait été écrit en 1957 !
Je découvre alors que Assia Djebar est écrivain mais aussi cinéaste
[4] ; et que son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues et étudiée dans les plus grandes universités du monde. « L'amour, la fantasia », son œuvre par excellence, est un roman semi-biographique, semi-historique, dans lequel la narratrice nous amène à effectuer des va-et-vient dans le temps et dans l'espace, dans un style ciselé donnant le désir farouche d'aller rechercher plus loin encore, dans l’histoire, la musique, dans l’art et dans la mémoire collective.
Cette immense découverte m'a confrontée à ma propre ignorance qui s'est doublée d'une déception car je me suis rendue compte que ma scolarité en Algérie, que j'avais estimée honorable, devenait brusquement boiteuse car on m'avait privée d'une source littéraire généreusement engagée. Car à travers son écriture, Assia Djebar met en exergue la femme algérienne de tous les temps et de tous les espaces. Elle transcrit l’histoire et la mémoire algérienne qui se délitent dans l’oubli ou la manipulation et défend le plurilinguisme comme source de richesse de l’Algérie plurielle.
Dans cette librairie rouennaise, je fus attirée par Les femmes d'Alger dans leur appartement que j'achetais. Or au moment où je m'apprêtais à lire, une angoisse diffuse m'avait saisie, m'empêchant d'ouvrir la première page. Comme si son titre le condamnait à ce destin, je l'avais rapatrié à Alger sans jamais l'avoir lu. Peut-être que par ce geste, j'avais voulu, à ce moment, l'éloigner de moi car étrangement, je pressentais que ma rencontre avec cette littérature allait désormais provoquer un événement majeur dans ma vie.
Ainsi, sept années se sont écoulées avant ma seconde lecture qui eut lieu en 2001.
Cette année, je la voulais année de rupture. Ma décision de divorce était irrévocable. Par cet acte, je voulais rompre définitivement avec une étape de ma vie qui appartenait davantage aux autres qu'à ma personne. J'avais pris la résolution de m'exposer à un destin qui serait mien en ayant conscience de tous les écueils qui pourraient m’attendre. Je me souviens alors avoir lu Vaste est la prison sans rien connaître du roman, exactement un mois après cette décision, sous le conseil d'une proche, passionnée de littérature.
Dans les premières pages du roman, je lisais : « Silence de l'écriture, vent du désert qui tourne sa meule inexorable, alors que ma main court, que la langue du père (langue d'ailleurs muée en langue paternelle) dénoue peu à peu, sûrement, les langes de l'amour mort ; et le murmure affaibli des aïeules loin derrière, la plainte hululante des ombres voilées flottant à l'horizon, tant de voix s'éclaboussent dans un lent vertige de deuil- alors que ma main court…
Longtemps, j'ai cru qu'écrire c'était s'enfuir, ou tout au moins se précipiter sous ce ciel immense, dans la poussière du chemin, au pied de la dune friable… Longtemps.
[5]
Comment décrire l'effet du roman, en particulier le chapitre « l'effacement dans le cœur » dont je garde encore les traces vives qui m’ont transformée en errante pendant des jours. Ce fut le premier choc littéraire que je reçus et l'unique jusqu'à cet instant où j'écris.
Si Brice Parin considérait les mots comme des pistolets chargés, dans mon cas je venais de recevoir une rafale de mots avec Vaste est la prison.
Cette œuvre m'avait tellement subjuguée, que je me suis résolue à créer un espace de lecture. Seulement, le bouleversement de ma vie à cette époque me rendait si peu disponible. Je savais par ailleurs que le moment voulu viendrait tout naturellement. Ce devait être en janvier 2005. Une première rencontre de groupe avait eu lieu un 14 avril, en banlieue parisienne dans un petit restaurant que j'avais choisi pour son nom « arabesque », mot qui définit parfaitement l'architecture de l’écriture de Assia Djebar.
A peine j'annonce le lancement du club que j'apprends par hasard que Assia Djebar est candidate à l'Académie française ! Heureux hasard, me suis-je dit ! Un mois après l'inauguration du club, les journaux annoncent que Assia Djebar est devenue immortelle.
II.
J'aime l’écriture de Assia Djebar. Lorsque je me saisis de l'une de ses oeuvres, je me sens faire un avec le texte.
J'ai rencontré les mots qui me manquaient et les maux que je ne savais pas formuler ce qui m’aide à découvrir des parties obscures de ma personnalité, car à ce sujet, Mireille Calle-Grübber écrit que « c'est précisément là où « on ne trouve pas ses mots », que surgit l'écriture de Assia Djebar, laquelle se nourrit à la blessure même, non refermée non refermable mais productrice de tissus nouveaux, de phrasés, de silences qui n'apaisent pas mais font le tenu de la tension – tiennent la lyre tendue comme un arc. »
[8]
Pourtant j’ai si peur de lire Assia Djebar car elle me traverse avec son scalpel et trace des entailles dans mon âme. Et le livre se referme mais pas les plaies. Son langage pourrait être ma conscience écrite ou mon inconscience.
Je me sens alors à la lisière de la vie et de la mort, à la lisière du bonheur et de sa déchirure, je me sens dans la peau de chacun de ses personnages car chacun d'eux représentent une partie de moi.
Son écriture est toujours à fleur de peau, tout en tension, et fait vibrer les mots. Elle est fulgurante et souvent tragique jusqu'à son aboutissement. Pourtant, cette écriture est un appel à la vie et à la liberté car elle est musique et poétique. Car elle convoque les absents, elle rend actif le passif, le passé renaît au présent et l'invisible devient visible.
Néanmoins, toutes les fois que l'on m'interroge au sujet de son écriture, un long silence s'impose. Un silence qui m'emplit de sérénité si bien que les mots deviennent dérisoires. Je me dis finalement, ce qui me bouleverse dans son écriture, c'est ce silence intérieur qui m'habite et me permet de voir battre mon cœur, d'entendre couler mes larmes comme une rivière, d'entendre la violence de ma colère sourdre, et constater l'immensité de ma prison.
Mais à partir de ce silence, j'entends surtout cette soif pour la vie débordante qui mugit et qui tend à jaillir entre les aubes et les crépuscules de ma vie.
J’'ai compris bien plus tard le sens de cette étrange angoisse qui m’avait assaillie et empêchée de lire Assia Djebar après le premier roman. Cette angoisse m'avait en fait protégée ; elle avait ralenti l'instant de la rencontre qui aurait été prématurée car il me manquait cette blessure avec laquelle Assia Djebar déplie habituellement son écriture. Et la phrase de Jean-paul Sartre, faisant allusion au lecteur « l'œuvre n'existe qu'au niveau exacte de ses capacités »
, [6] avait pour moi l’effet d’une abréaction.
III
Assia Djebar s'expose et expose en permanence le lecteur au risque d'un séisme intérieur. Car elle écrit sur le fond d'une blessure béante.
La première blessure de l'écrivain se métabolise dans le fait d’être une femme née dans une société patriarcale, qui tend à immobiliser les corps et faire taire leur voix. La seconde blessure, qui serait à l’origine d’un silence romanesque durant dix années, après son quatrième roman, les Alouettes naïves, c’est d'écrire dans la langue de l'autre, la franque, qui fût d'abord langue de l'ennemi. Elle écrit à ce sujet «Tenir l'autobiographie par les seuls mots français, c'est, sous le scalpel de l'autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se desquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d'enfance qui ne s'écrit plus. Les blessures s'ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres, qui n'a jamais séché. »
[9]
Par ailleurs, cette littérature me touche profondément car je peux m’identifier à ces femmes qu’elle décrit avec pudeur sans pour autant négliger la sensualité. Cette pudeur est portée par l’absence de discours révolté qui se manifeste dans certaines littératures féminines, utilisant des descriptions haineuses, scabreuses ou réactionnelles. Car elle prend en compte la personnalité de la femme algérienne dans son milieu social et religieux. Quant à la sensualité, elle est décrite avec un certain voile jeté sur les corps, mettant en valeur davantage les élans sentimentaux. Parfois l’ardeur prend le dessus sur la pudeur mais l’enchevêtrement des mots suaves empêche au style de devenir frivole.
Mireille Calle-Grüber écrit justement que « Assia Djebar ne chante jamais la libération qui porterait à reniement, ni le féminisme ni l'occidentalisation qui serait au prix de l'amputation des racines, ni le choix « une fois pour toute » de l'une ou de l'autre langue, ou culture ou terre, de l'un ou de l'autre pays, de l'occident contre l'orient. Mais elle s'efforce de conter « cet occident de l'orient. Elle sait qu'elle est dans le passage, passage, passante. Que le chemin de la liberté est secret, à chacune singulier et tortueux, qu'il y faut l'arabesque, le filigrane, le qalam patient du poète, les accords désaccord du luth. »
[10]
Lire Assia Djebar me réconcilie aussi avec l'histoire coloniale, car elle apporte un regard neuf, si loin de l'endoctrinement. Elle comble ces non-dits qui sont la cause de la souffrance des générations après guerre, qui portent en eux des rancœurs sans en connaître toujours les raisons.
Enfin, je pourrais terminer en ajoutant que son écriture me permet d'assumer l'amour de la langue française sans ombre de culpabilité car j'apprécie la définition qu'elle donne à la francophonie : « écrivant en langue française, je pratique sûrement une franco-graphie.
Francophonie, alors qu'est-ce à dire ?
Les multiples voix qui m'assiègent - celles de mes personnages dans mes textes de fiction -, je les entends, pour la plupart, en arabe, un arabe dialectal, ou même un berbère que je comprends mal, mais dont la respiration rauque et le souffle m'habitent d'une façon immémoriale. »
[11]
IV
1994, 2001, 2005, trois dates, trois mouvements, trois élans, qui ont donné naissance au club de lecture consacré à cette grande dame de la littérature. Trois élans qui ont permis depuis deux années, d’organiser des rencontres régulières entre lecteurs passionnés. Un partage authentique et unique se tisse au fil du temps avec le même entrain et une volonté farouche d’échanger autour des sujets qui font l’écriture de Assia Djebar.
Trois élans libèrent lentement une ébauche de mon écriture craintive, et tâtonnante, contenue depuis si longtemps. Aujourd’hui écrire à mon tour est devenu presque une nécessité pour tenter de libérer les démons qui sont en moi et décrire par les mots mon nouveau regard porté au monde qui m’environne.
Trois élans qui accentuent mon entêtement farouche pour aller au plus loin dans la réflexion et pour oser non sans tremblement confronter Assia Djebar à ses lecteurs dans les jours à venir.

Amel chaouati (1)
Osny, juin 2007
[Article écrit à l'occasion de l'invitation de A.Chaouati par le club de francophonie de l'ENS de Paris le 07/06/07]

[1] Présidente du club de lecture « Assia Djebar ». Mail : http://fr.f275.mail.yahoo.com/ym/Compose?To=assiadjebar_clubdelecture@yahoo.fr. Tel: 06 24 02 70 08
[2] Assia Djebar, Loin de Médine. SNED. 1992. P.148.
[3] Assia Djebar, Ces voix qui m'assiègent, Albin Michel, 1999, p.29.
[4] Voir La nouba des femmes du Mont Chenoua, 1978 et La Zerda oules chants de l'oubli, 1982.
[5] Assia Djebar, Vaste est la prison, Albain Michel, 1995, p.12.
[6] idem Sartre, p.52.
[7] Pour Savoir davantage lire Assia Djebar. Nuit de Strasbourg. Acte Sud.1997.
[8] Assia Djebar où la résistance de l'écriture, regards d'un écrivain d'Algérie, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 251
[9] Assia Djebar, l'amour, la fantasia, Paris, Editions J-C. Lattès, 1985, p.178
[10] Assia djebar où l'écriture dévoilée, p ; 55.
[11] idem.p.29

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