jeudi 8 mars 2007

Lorsqu'une lectrice américaine rencontre Assia Djebar...

Deux rencontres avec Assia Djebar - La louisiane, New York

Elle dit « en cette année 1996 » « ces maux en moi»
Et je dis en cette année 1997 – J’ai vingt ans et quels « mots » en moi ! A peine si je parle français. Je découvre l’écriture d’Assia dans un café en préparant pour mon cours de la littérature francophone. Or cela dépasse le cadre « francophone » et « études d’identité et d’histoire en langue française ». Elle est une voix pour l’ici et maintenant. Moi, en cette année 1997, j’ai besoin d’aller, moi aussi, plus loin. Je n’ai jamais été comme les autres dans mon pays tout en adorant mon pays. Je déteste, pour cette raison, représenter les Américains aux yeux d’autres Français car je ne suis pas typique du tout. L’année 1997 je suis retournée tellement inspiré par le monde en français et la vie parisienne que certains amis à l’Université m’ont même sérieusement reproché « Tu te crois français ou quoi ? » Ainsi, les gens qui se sentent un peu différent, et les gens qui vivent le monde parfois idéalement et parfois avec beaucoup de vulnérabilité se retrouvent et retrouvent comme une baume la voix à la fois si confiante, si forte et si intimement vrai qu’Assia élabore dans son écriture et son éthique d’écriture en travailleuse acharnée, sans relâche, sans jamais se lasser du monde et des autres.

Pourtant, j’ai rencontré Assia pour la première fois dans Le Blanc de l’Algérie en Louisiane. De là, et de là-bas, je vous parle en « témoin silencieux » afin de cerner mon regard respectueux et nos regards américains admirateurs devant un parcours, mais aussi devant l’exil ou la fuite de la violence algérienne à l’époque, et qui nous dépassait.

Or, par la suite les rencontres en vrai avec Assia se multiplient, accélérés, entremêlés à tant d’époques dans l’histoire de mon pays, dans l’histoire de ma vie qui commence à prendre élan, dans l’histoire de mon parcours et accès à un plus grand monde et façons de vivre loin que je n’avais jamais pu espérer depuis ma petite vie de New Jersey. Par la suite, je vous parle d’une deuxième série d’endroits et là, en assistante loquace qui aurait du mal à ne pas tout dire d’une de ses amies les plus drôles, et amusantes et des influences bénéfique pour elle-même !

Deux endroits de mémoire d’Assia : 1. En Louisiane 2. A New York…



1. En Louisiane

La première rencontre, une matinée sous un ciel éclatant de « Louisiane », en novembre, dehors en terrasse devant Le Blanc de l’Algérie. A partir de ce moment où j’étais moi-même dépaysée dans cette région américaine qui n’en est pas tellement, je peux remonter mes souvenirs à Assia en Louisiane. En lisant Assia Djebar, j’ai eu le sentiment de me réveiller à une voix intérieure mienne ou que je désirerais créer en moi aussi pour confronter mes propres questions d’identité et mes propres désirs de connaissances plus expansives. Or, j’ai lu sans comprendre la grande destinée collective qu’Assia craignait de faire le deuil à cette époque. Ici elle nous livre sa prise de conscience, en quittant le chevet d’un ami algérien mourant :
« La vérité m’oblige à dire que c’était le soleil – si vif, si étourdissant – qui m’assaillit avec une sorte de violence. – j’allais donc vivre : le soleil était pour moi et je le goûterais au moins ce soir, pleinement. J’étais vivante, je n’allais pas mourir, en tout cas, pas ce jour, ni peut-être demain, ni après-demain !... » (Le Blanc de l’Algérie, p. 16)

Là aussi sous le ciel en Louisiane, je ne connaissais pas l’Algérie. Mais j’étais aussi sous un ciel bleu pour moi… j’ignorais peut-être qu’elle était aussi en Louisiane. J’étais à PJ’s, un des premiers cafés du style « européen » « Starbucks » en Amérique. Et quelle belle voix me tracassait et quelles vérités sur la vie elle annonçait. Ce texte parlait un français que je pouvais saisir. Cette femme parlait de sa langue pour décrire les conversations qu’elle n’a pas pu avoir avec ses amis algériens de leur vivant. Puis elle a peint sa langue arabe comme langue intérieure de pudeur et de soi que personne ne pouvait envahir dans son écriture française.
Sache qu’en Louisiane il fait toujours humide. Et le ciel bleu cathédrale vire au violet profond la nuit. C’est pourpre et dense. C’est une ville en architecture espagnole presque mauresque après qu’un premier feu a ravagé la ville au départ construite à la française puis passant aux mains espagnoles pendant une époque s’est reconstruit à l’espagnole (les villes dans le « Quartier français » or « Vieux carré » ont des noms de rues espagnoles Caille… j’oublie). Je suis venue à La Nouvelle-Orléans car j’avais toujours admiré la culture française. En Louisiane on pouvait aussi sortir à 18 ans légalement et boire du vin (ils appliquent le code civil de Napoléon et vivent à part des anglo-saxons quelque part encore). Mais c’est également une ville en inondation perpétuelle de pluies et rivières en crue. Construite au temps de l’esclavage elle maintient la ville dans un dangereux entre-deux : les très riches quartiers côtoient les plus pauvres ghettos du pays sans zone intermédiaire. Une ville violente. Assia m’a apprit en historienne que le sort de la langue française avait été lié à l’esclavage. Puis la langue a résisté en dialecte parmi les familles les plus humbles, les cajuns près de Lafayette et les bayous et les réserves indiennes grâce à sa musique et grâce à son refus, après la défaite du Sud, de se convertir entièrement à la langue des nouveaux riches et commerce industriel désormais vainqueur depuis Washington D.C. Or on ne parle plus français comme tout le monde m’affirmait – un vrai leurre pour moi – selon les vieux stéréotypes du début de 20ème siècle : « On parle le français encore en Louisiane ».
Avant de rencontrer Assia en vrai, j’avais entendu parler d’elle dans les coulisses universitaires … C’est ainsi que j’ai su qu’elle était en Louisiane. Une femme algérienne, Dahlia, inscrite dans mon cours et chanteuse dans les soirées entre compatriotes, m’ai confiée fièrement qu’Assia pleurait devant sa façon de chanter à l’algéroise. A cette époque, le discours et les livres qu’Assia écrit, si tu y regardes vraiment, sont d’une tristesse et d’une force sublime qui dépasse les « maux ». Elle m’a interloquée sur l’urgence de mémoire comme seul bouclier devant son pays qu’elle craignait en voie de perdition comme en Yougoslavie. D’ailleurs une des seules copines dont la voix a atteint la même sécheresse et vérité que l’écriture d’Assia est une serbe qui m’a demandé, sans savoir consciemment la tristesse qu’elle sondait devant moi : «Si c’était normal qu’elle n’avait pleuré une seule fois la mort de ses parents après la guerre en Serbie » ? Puis elle a constaté « je vois des gens morts et les morts me parlent dans mes rêves. » Parfois on n’est pas victime mais côtoie des gens et on constate qu’ils ont vécu quelque chose qui nous dépasse. Cette fille aurait pu me reprocher d’être du côté ennemi. Elle me parlait sans façon et sans les larmes qui me remplissaient les yeux à l’écouter, et à entendre articuler ces questions autour de la vraie douleur. Une des premières à publier un article sur le Quatuor algérien dans World Literature Today, un des meilleurs à ce jour, est Katherine Gracki que j’ai rencontrée en Louisiane. Elle me parlait de la personnalité vivace et élégante d’Assia et de sa façon de faire la moue ou de se replier en elle-même. Distante, ailleurs. Or, Assia a passé des heures au téléphone avec Katherine Gracki afin de l’aider à peaufiner et à perfectionner sa saisie de la femme algérienne et l’écriture de la violence dans le Quatuor algérien.
Pour les simples étudiants qui la voient pour la première fois presque « hautaine ». Je me souviens d’un vieux Professeur qui affirmaient que ces femmes des montagnes de l’Afrique du Nord sont grandes et puissantes d’allure. Or nous les jeunes étudiants, on avait tellement peur de leur adresser la parole – à Fatima Mernissi en résidence à Tulane ou à Assia Djebar qui est venue rendre visite au cours de Fatima Mernissi.
Dans les cours d’introduction à la francophone (on aborde les littératures et philosophes créoles ou antillaises, québécoises, africaines, maghrébines) parmi des étudiants en général comme moi curieux devant l’autre. La diversité et la tolérance sont les deux qualités américaines qui représentent la meilleure de notre culture : or, dans les études francophone, on apprendre à aborder sous un nouveau jour les histoires socialistes, révolutions anti-coloniales rayée de notre éducation sous la guerre froide. C’est qui Franz Fanon ? Et cette révolution dont on dresse le bilan dans Le Blanc de l’Algérie ? Les gens qui mettent en question la pensée occidentale. Les gens qui mettent en question la pensée anglaise et française et en langue française. Il faut savoir qu’Assia parmi ce corpus brille. Je me souviendrai toujours de l’introduction duelle, simultanée pour moi, du peintre Eugène de Fromentin et ce que ce peintre a donné à Assia. Assia parle de ce Fromentin laissant par écrit les premières fictions et premières traces des femmes algérienne en langue française. Les femmes algériennes qu’il n’a pas pu peindre, la main d’une Algérienne inconnue qu’il ramasse dans la poussière et grâce à l’écriture qu’il passe à Assia qui elle écrira. Fromentin lui passe aussi la voix de Haoua tuée au moment où elle s’expire et dis « je suis tuée ». Assia écrit alors avec la voix de Haoua ou son silence afin d’écrire sur les femmes contre les désastres de l’histoire et les réglages de compte viriles mais grâce à cet hommes que les autres diraient l’ennemi mais qui est plutôt un ombre fraternel qui donne une main de femme et une mémoire réelle de femme. Assia parle ainsi dans la vie réelle. Elle donne aux gens le même effet exubérant devant la beauté en elles, devant la beauté en autrui. Le pouvoir d’observation et de parole en échange constant ! Elle donne sa main à tous ceux et celles qui viennent l’écouter. Je me rappelle d’une soirée où elle a complimenté un bracelet que je portais. Je bafouais « mais, c’est un bracelet à 5 dollars que j’ai acheté dans la rue à Soho ». Et Assia de répondre avec rire indulgent devant ma franchise : « mais tu sais ce n’est jamais le bracelet qu’on complimente, mais la poignée ». Ainsi les gens autour d’elle apprennent une certaine sagesse de femme sophistiquée, observatrice, artistique, palpitant de vie!
La première fois que j’ai vu Assia elle était l’invitée de Fatima Mernissi. Nous tous ce jour-là, des élèves du Sud des Etats-Unis, du Pakistan, du Nord-est, de la Turquie, d’Utah, de la France, du Midwest, du Maroc. Nous, tous, écoutaient la star. Moi j’ai remarqué qu’Assia était venu en jogging en velours. Svelte, grande, cheveux courts, avec une façon sans façon de grignoter des olives méditerranéennes, elle remplissait la pièce avec sa voix – à mon oreille la même voix forte et confiante que celle de Catherine Deneuve ! Elle portait quand même un jogging en velours. Devant nous, Fatima Mernissi la taquinait. Elle savait exactement comment taquiner Assia … Assia voulait nous parler de ses amis morts et lire comment s’est déroulé le jour de leurs attentats (par extraits de Le Blanc de l’Algérie). Or, Mernissi insistait. Avec sa façon lente, roulant bien les r’s dans l’accent marocain, avec un esprit ironique: « Voyons mais Assia… tu vas déprimer les jeunes Américains, allez, ils veulent entendre les histoires du grand amour arabe ! Lis des nuits de Thelja et Français ». Assia a accepté, mais contre son gré, de lire Les Nuits de Strasbourg – elle était tellement gênée. Elle lisait. Elle s’arrêtait aux moments le plus chauds entre le couple en pouffant devant celle qui lui faisait manger des choses qu’elle détestait de force : « mais écoute Fatima! C’est vraiment pas juste ce que tu me fais subir là. »

La deuxième rencontre, peu de temps après, c’était pour sa projection de La Nouba des Femmes du Mont-Chenoua. L’assistante de Mernissi, Katherine Gracki, m’a conduit à Bâton Rouge. CE soir-là, il se trouve qu’Assia a perdu les clefs pour la salle de projection et il n’y avait personne pour l’ouvrir. Ce soir, j’ai vu pour la première fois ce que j’allais tant de fois par la suite en tant qu’assistante. La perte de quelque chose tous les jours. Ce soir là, des académiques venus exprès de la Nouvelle-Orléans, d’Illinois (Clarisse Zimra !), ont décidé d’aller au bar, le seul bar sympa sur campus, et j’étais tellement heureuse de pratiquer mon français avec des vrais francophones d’Afrique, de France. J’ai remarqué qu’Assia Djebar était très distante sans doute aussi énervé avec sa propre distraction. Or, elle est toujours mélancolique devant la projection de ses films. C’est presque un hasard objectif qu’elle ait perdu ses clefs. A la projection de La Nouba à New York, elle a quitté la salle en plein milieu du film. Elle déprime devant la qualité matérielle du film qui devient flou. Elle se souvient du rejet hostile et violent que le film a reçu à Alger. Elle se demande qu’est devenue les femmes. Qui reste vivante. Qui est morte maintenant. Les femmes dans le film et ce film sont, pourtant, le cœur intime de son œuvre romanesque ultérieure.
A Bâton Rouge, ce soir, j’ai constaté qu’il n’y avait rien à faire sur le campus de l’Université de Louisiane sauf aller au seul bar « chic ». Il paraît qu’Assia a accepté le poste avant d’avoir vraiment compris que Bâton Rouge n’a rien à voir avec la Nouvelle-Orléans. Assia, depuis Louisiane, entre 1996 et 1997, a écrit sa réception du prix Neustadt en Oklahoma ; Oran, langue morte (1997) et Les nuits de Strasbourg dans la même année clôturés ! Elle a dû commencer à écrire sa thèse de doctorat et a dû créer de nouveaux séminaires et orientations francophones. Elle a rédigé ce texte « Les yeux de la langue » et « La fin du royaume d’Alger », des fragments et idées pour son 4ème du Quatuor, sous le soleil « algérien » de la Louisiane. Et elle dirigeait le Centre culturel de la Louisiane où elle avait deux assistants à plein temps. Aussitôt arrivé en Louisiane elle multipliait les voyages et tournées partout dans le monde universitaire américain, les tours européens, les va et vient entre la France et la Louisiane.
Dans les années 2000, 2001 : Assia venait aux colloques à NY. Elle lisait des extraits d’Oran, langue morte et commençait à dire qu’elle reprenait force et espoir pour la santé de son pays. Quelques semaines seulement après son installation à NY, il y a eu la coupure que le monde entier quelque part aussi doit accepter entre « l’avant » et « l’après 2001 ». Or je n’oublierai jamais le 10 septembre au téléphone avec elle. Son étrange tristesse, sa lassitude, ou tout simplement sa mauvaise humeur la nuit avant le 11 septembre. Cette voix si triste est depuis devenu pour moi le début de ces étranges mois que j’ai vécu par la suite. Et les scènes d’ouverture de L’amour, la fantasia, qu’on aurait pu raconter en insérant le nom « Bagdad » et « l’artillerie américaine » à la place de « France » et « royaume d’Alger », en mars 2003, m’ont fait entrevoir que la violence cette fois-ci venait de mon pays. C’était mon pays qui avait mis en marche ce désastre au nom de la soi-disant démocratie américaine arrivant avare et aveugle à l’autre civilisation. Comme les tragédies qu’Assia confronte dans son Algérie, ce sont des événements qui me restent impossible à cerner. Toutefois, la vie universitaire américaine, jusqu’à ce jour dans les facs francophones au mois, reste un lieu d’hospitalité des différences et d’où Assia élabore une carrière devant les gens l’écoutent et la prennent sur parole. Là encore, comme partout, Assia se démarque. Je peux vous citer l’exemple donné d’un de ses colloques d’élèves gradués. Tout le monde parle de l’identité « post-colonial». Assia sort une histoire de la presse sur les femmes rwandaises, leurs corps et mains coupés, puis violées, par les soldats devant leurs enfants. Elle se demande et nous demande, interloqué des deux côté soudain, comment en rendre compte. Comment ? Seulement par la voie de fiction car l’horreur ne se commente pas…
Une Professeure me rappelle Assia dans les réunions dans la salle de professeur « Tous les autres sont des femmes, elle seule là est vraiment elle-même ».

2. A New York, à Paris

La dernière fois que j’ai pensé à Assia Djebar en Louisiane je me suis dit « Mmmh, tant pis je ne la reverrais plus maintenant que je ne suis plus à la Nouvelle-Orléans. Je devrais maintenant me consacrer à d’autres textes. » Puis une voix intérieure, pressentiment étrange, « non, non, tu la reverrais, tu la connaîtrais mieux plus tard. » Donc, le deuxième endroit c’est à partir des rencontres « coïncidences » à New York qui, pourtant, ne m’ont jamais surpris tout à fait.
Les femmes dans les régions de sa Cherchell natal ont toujours annoncé le destin d’Assia lorsqu’elle n’était encore que la petite Fatma-Zohra : elle allait être une femme appartenant « au quatre coins du monde ». Pour revenir à mon parcours, quelques années plus tard et à New York, je peux donner un sketch de cette femme destinée au quatre coins du monde, celle qui fièrement porte le titre « Silver Médaillon » chez Delta Airlines et bouge incessament à New York puis à Paris … C’est là en fait que je m’inscris en témoin plein d’entrain et d’élans. Et je risque d’être plus bavarde en vous citant des exemples concrets d’Assia au jour le jour et dans les traits de vie, qui se retrouvent pour moi, dans les mouvements et les aléas de ses personnages comme Isma.
Dans son autobiographie Vaste est la prison on lit qu’à sa naissance, une femme l’avait bénie dans le dialecte berbère que sa grand-mère a entendu et a rapporté à la mère qui nous la rapporte:
« L’accoucheuse a dit, tandis que tes douleurs, enfin, cessaient :
‘Salut à toi, fille de la montagne, tu es née dans la hâte, tu apparais assoiffée de la lumière du jour : tu seras une voyageuse, une nomade partie de cette montagne, pour aller jusqu’où, plus loin encore ! » (p. 242)

Cela fait deux femmes visionnaires qui ont annoncé le destin d’Assia. La femme Dame lionne, femme prophétesse dans Vaste est la prison, La nouba des femmes du Mont-Chenoua, et La femmes sans sépulture a aussi eu son mot à dire. Damme Lionne clairvoyante lisant dans les pensées de la mère lui a reproché une fois : « Mais pourquoi as-tu pris la tissue pour te faire une deuxième robe au lieu d’en faire pour ta fillette… Celle-là même qui va aller aux quatre coins du monde? » Je suis fascinée devant ce destin annoncé et avéré pour Assia et pour son écriture. Assia nous demande aussi de penser à toutes celles qui ont balisé les chemins de nos destinées aussi. Je pense aux femmes dans ma famille suédoise qui m’ont donné leur cœur et m’ont aidé à voir le chemin à faire devant moi. Mais l’écriture d’Assia m’a fait entrevoir la beauté de mes racines de femmes.
La troisième fois que je l’ai vue à New York j’étais dans une terrasse assis face à mon ami en train de vanter le fait que j’avais une fois travaillé avec Assia Djebar dans le même café en 2000 et puis j’ai tourné la tête « Oh, là voilà qui vient de passer ». C’était Assia Djebar tout juste installée avec son neveu. Et donc, c’est souvent la nostalgie et la mémoire qui aussi nous prépare aux rencontres et aux croisements ! Surtout, cette anecdote illustre à quel point Assia est disponible aux gens mais peut-être aussi dépendent de notre hospitalité pour les petites choses au jour le jour. Je pense à ces dames qui l’ont bénie et je me dis « mmmh » moi : j’ai pu donner un coup de main à celle qui est une des plus grandes écrivaines de notre temps en chemin (ceci dit, c’est elle souvent qui m’éclaire sur mon pays, quitte à me montrer les cafés et les endroits les plus branchés à Manhattan).
Ma mémoire d’Assia à New York à partir de ce moment s’accélère. Multipliant les anecdotes le prochain plus marrant que le dernier. Quelle joie de vivre accompagne mes impressions de son destin vertigineux. Elle est là, elle n’est pas là pieds sur terre. J’ai toujours l’impression lorsque je l’appelle d’interrompre une grande force narrative qui va me raconter le monde. Or, je ne compte pas boucler ma lecture en versant dans les anecdotes du genre « la 10eme fois qu’Assia a perdu ses lunettes ce jour-ci, ses clefs, son appareil photo ». Je me souviens simplement de sa consternation bien vraie lorsqu’elle m’a dit, sérieusement embêté, car le concierge ne pouvait pas casser son cadenas. Normalement c’était si facile de casser les cadenas de valise après un voyage.
Assia perd les clefs, les lunettes, les livres, les feuilles administratives. Or, elle comprend, elle voit, elle suit tout à un autre niveau plus élevé, ou plus tangible. Car l’essentiel pour elle c’est sa vie en mouvement. Et elle dit sur l’écriture : il y a toujours un grondement au sous-sol et il faut faire gaffe aux sables et minimes inerties qui t’empêchent d’écrire. Et pour écrire, pour elle, être en mouvement. Lorsqu’elle croyait en 2003 ne pas pouvoir se déplacer en avion pour les prochains trois mois, en attendant la livraison de sa carte verte, elle a dédicacé un nouveau livre La femme sans sépulture pour moi : Je suis hélas « La femme sans voyage ». Je pense aussi à l’anecdote où elle était dans un avion qui faisait un atterrissage d’urgence mais Assia se rappelle seulement son livre et du coup « oh là là c’est quoi cette fumée et ses gens qui se lèvent autour » : « J’allais donc vivre » « Le soleil est pour moi » « les quatre coins de monde »
On s’émerveille et prend force toujours devant l’exemple de son grand destin et mouvement dans le monde traduit par ses personnages et ses nouvelles formes narratives et musicales que nous désirons reprendre, répéter, émuler. J’ai l’impression que sa vie s’est transformé à l’âge de 40 avec ses premiers films, a pris force à 50 avec ses premiers grand romans historiques, et à voir les images d’Assia à 60 ans, elle entame une nouvelle carrière, elle paraît à 60 avoir 35 ou 40 ans et lance à 60 ans sa grande carrière universitaire et d’écrivain parcourant les quatre coins du monde.
Je vous confirme pourtant qu’en terre américaine qu’elle est là, elle n’est pas là. Elle n’a jamais quitté le sol algérien dans son écriture et son désir. Or, je crois que c’était pareil en Algérie : elle était là, elle n’étais pas là comme dit la belle-mère à un des personnages de Oran, langue morte « Tu vas pas tenir en place ». Elle appartient au monde. Son écriture à ceux qui ont de vraies questions de vie et de mort, et partage la même urgence de puiser force dans la littérature.
J’explique à mes élèves ou aux admirateurs qui posent la question « est-ce vrai… est-ce autobiographique » : oui et non. Assia dépose dans chaque livre des traits de sa personne et de son âme certes et des mémoires qui la travaille, certes. Mais à chaque fois qu’elle écrit un livre, c’est pour faire nouvelle peau. Elle n’est plus celle qui a écrit ou celle qu’elle écrit. Chaque livre laisse ainsi derrière elle une partie d’elle révolue et un mouvement de passages. Ainsi elle est sûre d’arriver à la prochaine ville, la prochaine lecture, le prochain prix, le prochain auteur ombre sœur ou ombre frère qu’elle découvre, entièrement rafraîchissant et en partie toujours insaisissable.


Jennie Williams
Saint-Mandé le 8 mars 2007

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