Par Amel Chaouati
Nous connaissons Assia Djebar pour ses romans, pour son cinéma et pour son théâtre. Elle a aussi visité le monde de la poésie. Il y a trois ans, j'ai découvert avec bonheur Poèmes pour l'Algérie heureuse, publié par la SNED que l'écrivain introduit avec la phrase suivante: "personne ne dira qui du sommeil de l'aube le premier a surgi".
En ces premiers jours de la nouvelle année, les agitations au Maghreb et ailleurs dans le monde perturbent considérablement ma quiétude, moi, regardant ces évènements de l'extérieur avec un profond sentiment d'impuissance. Afin de ne pas m'enfermer dans une douleur paralysante, je me nourris plus que d'habitude de cinéma et de lecture. Cette nourriture intellectuelle contre le mal à penser peut parfois être poétique. Le hasard a fait que je me suis retrouvée à lire le poème L'homme qui marche, écrit par Assia Djebar en 1959, avant d'aller voir au cinéma, un excellent film espagnol réalisé par Iciar Bollain, Tambièn la lluvia (Même la pluie) qui traite de la répétition de l'histoire de l'oppression et de l'importance intemporelle de la résistance pour vivre et parfois uniquement pour survivre. Voici le poème.
Je vous souhaite une excellente année malgré tout. Paix et liberté pour tous les peuples .
Je vous souhaite une excellente année malgré tout. Paix et liberté pour tous les peuples .
L’homme qui marche
(1959)
L’homme qui marche
Tantôt dans la nuit tantôt dans la lumière
Dans la lumière des artifices
Des projecteurs
Des mots
Tantôt dans la nuit
Dans la nuit difficile.
Sur la rive les autres
Désarmés des ténèbres
Innocents de tout crime sinon de la pitié
Regardent
Spectateurs du voyage
Ont-ils peur du naufrage
La dérive n’est pas au large
Cendres dans leur cœur délire
Derrière l’homme qui marche.
L’homme qui marche
Sa mémoire véhémente
On lui dit qu’il faut apprendre
A parler protester gesticuler
On lui dit la liberté
Se nourrit
Aussi de la publicité
Une photo bien prise une phrase bien dite
Vous acquiert les cœurs les sentiments
Des doux des tendres et des indifférents
Des bienheureux qui dorment
De la femme du bourreau
Des autres
On lui explique le chant
Vous fait gagner du temps
Sur la sueur et sur le sang
On est plus aux siècles des Barbares
Sans lyrisme
Sans histoire
L’homme qui marche
A ses trousses le poète
Saute à cloche-pied
Sur l’ombre d’un visage muet
Ombre de la mort ombre du couperet
Ombre de l’ombre
De la réalité.
II
Je n’ai rien dit l’homme
Je n’ai rien à dire
Simplement je suis las je suis las je suis stupéfait
Pourquoi le déclarer
Les palmes se taisent malgré le vent la mer se retire le désert glisse
Et l’or quel or sur le soleil
Je vous jure je n’ai rien à dire
Les lumières m’aveuglent et les phares
J’ai besoin de la nuit j’ai besoin du suicide
J’ai besoin de cracher mes poumons qui me brûlent
Je suis las dis las dit l’homme je ne veux pas le dire
Le chemin sera dur la pente dure
Je n’ai pas le cœur à chanter
Je suis buté je n’ai rien à dire
Pour l’avenir.
III
Le silence chez nous n’est pas de mode
C’est une bête que nous traquons
Le silence quelle innocence
Ne libère rien de ta passion
Si tu refuses nos mirages
Si tu te gausses de nos regards
Célébrer le martyr ne pouvons
La simple vue de tes haillons
Chasse tout cérémonial
Or il faut qu’à la fin de la fête tu perçoives
Un triomphe
D’applaudissements
Tu as beau éviter mépriser la victoire
Tu as beau éviter les miroirs
Si tu veux souffler t’arrêter te retrouver
Si tu ne veux pas fuir dans la forêt
Si tu veux dormir
Si tu veux oublier
Si tu veux vivre
Il te faudra bien y passer
De notre langage te parer
Etre acclamé rebelle ou couronné roi
Ou crever dans l’arène en public pourquoi pas
Le panache et la gloire et la mort du héros
Ce sont chez nous lauriers de mots
Trésors sur la grève
Ce sont les armes
Que nous offrons à nos remords à nos semblables
Les Barbares ont sans doute un seul passé de sang
Pour contenir les meutes surmonter les démons
Monstres de nos mémoires de nos mythologies
De nos hymnes de gloire de notre identité
Nous
Nous livrons châtré
Notre vocabulaire.
L’homme qui marche marche
Sans trahir sans relâche.
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