lundi 20 septembre 2010

Naissance d’une voix…

Par Sonia AMAZIT


"l'identité n'est pas que de papier, que de sang, mais aussi de langue" Assia Djebar, Ces voix qui m'assiègent, p.42.

Une vive émotion prend corps et voix à l'ouverture de la journée d'études « Conversations avec l'œuvre d'Assia Djebar » en présence de l’écrivain, organisée par le Cercle des amis d’Assia Djebar, le 26 juin dernier, dans un endroit magnifique, serein et chargé de symbole, le Reid Hall (Campus de Columbia University). Un lieu qui fut un refuge, un espace interstitiel comme le rappela la directrice des lieux Danielle Haas-Dubosc dans son discours d'ouverture, dévoilant avec une sincérité émouvante sa mécon-naissance de l'Algérie bien que touchée par l’œuvre d’Assia Djebar.
A cette révélation, je découvris étonnement, moi l'étrangère sans demeure, que celle qui a renversée mon corps et réveillée mon âme, il y a trois ans, en lisant L’amour, la fantasia, était justement par le hasard des choses, assise devant moi. Cette place redoutée quoique honorée, provoque néanmoins un sentiment d'inquiétante étrangeté[i] de faire face à son propre miroir, reflet d'un autre à la fois proche et dissemblable, me revoyant aussitôt à une œuvre d’Albert Camus L’étranger. Un roman retraçant une partie de la vie d’un employé de bureau, Meursault, qui tient une sorte de journal de bord dans lequel le lecteur plonge dans le quotidien de cet individu, l'amenant par un jeu de circonstance à tuer un arabe et à être condamné à mort. Me revient alors l’étrange sensation de froideur que j’ai ressentie tout au long de l’œuvre. Ce sentiment s’est transformé en sentiment d'étrangeté d’avoir été écartée par le sens caché que tout œuvre tisse à son insu. Malgré ce sentiment d’inaccessibilité qui empêchait le sentiment d’être accueilli en tant que lectrice, la poursuite de la lecture s’est poursuivie jusqu’au dénouement de l’histoire. Un passage clef, me semble-t-il avec le recul, imprégné de cette belle journée d’études, prend sens et se forme dans mon esprit. Passage où le protagoniste présent à son procès tout en étant absent à celui-ci, décrit un sentiment d’étrangeté à ce qu’il se dit pendant la plaidoirie du procureur, s'appuyant essentiellement sur son indifférence silence face à la mort de sa mère. Un sentiment d’étrangeté à un soi qui échappe à Meursault enclos dans un profond silence. Etrangement, c’est cette indifférence silence à la mort de la mère qui le condamnera et non l'homicide.
Un silence qui me plonge au cœur même du roman L’amour, la fantasia. Dès les premières pages, Assia Djebar donne le ton : « Lustration des sons d’enfance dans le souvenir ; elle nous enveloppe jusqu’à la découverte de la sensualité dont la submersion peu à peu nous éblouit… Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de la mémoire, j’ai parcouru les eaux sombres du corridor en miraculée, sans en deviner les murailles. »[ii] Traversée périlleuse, (re)visitant la colonisation et la guerre d’Algérie, accouplée par l’histoire personnelle, l’écrivaine dépeint sous nos yeux une guerre de langues intériorisée qu’« Après plus d’un siècle d’occupation française – qui finit, il y a peu, par un écharnement –, un territoire de langue subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires ; la langue française, corps et voix, s’installe en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue maternelle, toute en oralité, en hardes dépenaillées, résiste et attaque, entre deux essoufflements.» [iii].
Lors de la journée d’études, j'ai conversé à l'heure du déjeuner avec une jeune enseignante. Passionnée par son métier, elle se questionnait sur le moyen d’attirer l’attention de ses nombreux élèves en dérive et en total désarroi où règne souvent une violence verbale et gestuelle pendant le cours. Elle désespérait à faire cours que pendant vingt minutes sur son heure, passant le restant à maintenir (à tenir la main afin que certains élèves ne dérivent pas…) les élèves dissipés et perturbateurs, pour que d’autres puissent se concentrer à leur travail. Elle aimerait, poursuit-elle, offrir à ces jeunes élèves, dont la plupart sont issus de parents migrants venus du Maghreb, une perspective d’avenir, un avenir duquel ils se sentent (trop) souvent exclus. Touchée par leur dépression/des pressions, elle aimerait pouvoir éveiller en eux une voix/voie – du moins l’ai-je entendue ainsi. C'est pourquoi elle réfléchit sur la manière d'utiliser l'œuvre d'Assia Djebar qui rappelle dans Ces voix qui m'assiègent  «  la situation de tant enfant émigré d’aujourd’hui en Europe ou au Canada, allant à l’école et se socialisant peu à peu dans la langue du pays d’accueil, dans la « langue du dehors » dirais-je. Cet enfant rentre chaque jour chez lui et il retrouve la mère le plus souvent, le père quelquefois, parlant dans la langue d’ailleurs, celle de la rupture et de la séparation. C’est dans cette langue qu’il entend la mère, son de l’origine, quelquefois sans pouvoir y répondre… Comme si l’Absence en tant qu’absence en lui-même, l’interpellait… Car il a été trop vite précipité dans la langue d’ici – langue de l’autre, langue du dehors et par contraste intime, langue devenue de l’ « ici et maintenant ».[iv].
La violence de "l'Absence" de demeure "habitable", si nous reprenons l'expression d'Idris Isam intervenant lors de la journée, au risque d'enfermer l'enfant migrant dans "l’ici et maintenant", sans aucun avenir se dessinant à l'horizon, face aux pressions politiques de l'intégration imposant une déchirure entre la langue de l'autre, "langue du dehors" celle du pays d'accueil et « la langue d'ailleurs celle de la séparation et de la rupture » du "son de l'origine" de la langue de la mère. Il y a toujours cette idée d'une suprématie d'une langue sur l'autre... Dépression de lieu à des pressions d'une double exclusion de la langue et dans la langue esquissant une vaste prison chargée de contra-diction ; étrangeté à demeure dans le familier[v] se retrouvant sans demeure dans la langue d'accueil - c’est ainsi que peut s’installer, affirme Derrida, une « aliénation de l'âme étrangement sans fond »[vi].
L'enseignante relata ensuite une anecdote aussi émouvante que symbolique où elle s’est retrouvée un jour à porter sur le dos un sac d’un élève qu'il venait de jeter sur son camarade classe. L’élève médusé par ce geste s'apaisera instantanément. Ce beau geste d’accueil, en portant sur/en soi un sac chargé de contra-diction et de violence, symbolise un geste d’ouverture d’accueillir autrement une violence que par un renvoi/ren-voi(x) à l'expéditeur. L'expression de la violence (le geste/mot) serait-elle un souffle de vie à une mort grandissante à l'intérieur de soi - à la voix d'une mère qui dépérit en soi ? La violence cherche-t-elle à réanimer cette voix (langue maternelle) qui serait au fond le sol d'accueil de toutes les autres langues permettant ainsi son ouverture à une langue étrangère ? Comment peut-on alors se faire accueil d'une langue-autre, autre que la langue maternelle, elle-même étrangère, si celle-ci n'a pas été accueillie par cette autre-langue ? Une perdition/per-(é)di(c)tion dont Assia Djebar « habitée d'un devoir de mémoire (...) d'un passé mort arabo-berbère » ramène « au texte, au papier, au manuscrit, à la main (…) »[vii] pour atteindre le seul métissage, « que la foi ancestrale ne condamne pas : celui de la langue et non celui du sang. »[viii]
Revenons à la journée où des voix de femmes et d'homme se sont levées, élevées à leur tour pour partager une rencontre avec l'œuvre prolifique d’Assia Djebar.
Des voix conteuses d'une rencontre entre un lecteur et un écrivain, des voix marcheuses à la rencontre de l'autre, vers une rencontre de l'autre en soi, de soi vers l'autre, autre que j’étais ce jour, accueillant ces voix conteuses et marcheuses, reflétant en miroir ma voix qui se découvre abrupt… Une voix réduite au silence. Une voix aphasique. Une voix perdant les sonorités de son enfance. Au tréfonds de la gorge, au plus profond de l’âme, elle, ma voix, n’a aucune résonance, aucune vibration, coupée des bandes sonores maternelles. Une voix qui s’effrite sur elle-même, se perdant et s’effaçant sur le chemin de l’énonciation. Comment saisir cette aphasie si ce n'est que celle-ci est assiégée par une guerre de langues réduisant au silence la voix d’une enfant... Une enfant héritière de l'enfance de son ascendance réveillée par une œuvre d’Assia Djebar, L’amour, la fantasia.
De ce réveil nait une voix silencieuse qui a encore besoin de se nourrir de sonorités étrangères et particulièrement maghrébines pour « trouver dans la voix d'un autre, à la fois proche et dissemblable, les ressources permettant d'entendre et de faire entendre »[ix] ma propre voix. Dorénavant peu m’importe que les langues me soient inaccessibles dans leur compréhension. Seules m’importent les sonorités qu’elles véhiculent, faisant vibrer ainsi la voix d’une enfance volée en éclat. Depuis ce réveil, est né un besoin d’écrire pour étoffer des sonorités s'écoulant d'une voix silencieuse vibrant de blessures escarrifiées par l'absence de mots, par un silence de mort sur des maux engouffrés au plus profond des ténèbres, par un silence sur les morts d'hier et d'aujourd'hui, par l'absence des pleureuses d'antan pour honorer les morts, par une transmission enkystée d’une histoire dépossédée par les uns et les autres, d'une domination d'une langue sur l'autre. J’écris/je cris, l’enfant crie, pousse des cris, la femme que je suis porte ses cris et écrit pour faire entendre que l’enfant d’émigrés que je suis, porte un héritage d’une déchirure à vif celle de « Se dire à soi même adieu »[x].  De perdre un so(i)l avant même d'advenir ! Telle est à ce jour ma voix/voie devant affronter des violences de tout bord pour arriver au moins à se dire…dans l’écriture.


[i]     Tel que S.FREUD définit ce concept.
[ii]    Assia DJEBAR, L’amour, la fantasia, Livres de Poche,  p.13.
[iii]    Ibid., p.299.
[iv]    Assia DJEBAR, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999, p.45, souligné en gras par moi.
[v]     Marc CREPON, Langues sans demeure, Galilée, 2005, p.14.
[vi]    Jacques DERRIDA, Le monolinguisme de l’autre, Galilée, 1996 p.88.
[vii]   Ces voix qui m'assiègent, op.cit, p.48.
[viii]  L'amour, la fantasia, op.cit, p.203.
[ix]   J-P PONTALIS, Traversée des ombres, Folio, 2003, p.76.
[x]    Assia DJEBAR, Nulle part dans la maison de mon père, Fayard, 2007,  p.404.

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