mercredi 13 février 2008

Textes et voix ... puis des larmes


Par Amel Chaouati


Dans la pénombre d’une salle à La maison des cultures du monde, une voix d’homme prend la parole. Elle égraine mot après mot les premières pages qui ouvrent le plus beau des romans d’Assia Djebar Vaste est la prison. Cette voix grave et vibratile lit : « Longtemps, j’ai cru qu’écrire c’était mourir, mourir lentement… »

Nicolas Pignon, se dresse de tout son long devant le micro. Les feuilles dans une main, de l’autre, il tourne les pages et lit, jusqu’à pénétrer par sa voix le vestibule du hammam et surprend le dialogue de deux femmes algériennes parlant de leur époux-ennemis.

Ce dialogue oral de femmes écrit par l’auteur en français, porté maintenant par l’oralité masculine, devait pourtant demeurer langue secrète, langue de femmes derrière le mur inviolable qui les sépare du monde des hommes.

Seulement, l’acteur qui surprend, est surpris à son tour; il peine à prononcer le mot l’eedou/ennemi, mais il ne bute pas. Malgré la voix grave et l’exceptionnelle double voyelle de l’eedou, le vocable arabe sec et rêche se trouve étrangement adouci, et ceci en raison d’une seule lettre, la première, qui ne peut pas être prononcée en français.

Après un court silence, Nicolas Pignon nous transporte dans les hauts murs de la coupole de l’Académie française. Il terminera sa lecture par un court extrait du discours de l’écrivain à l’occasion de son intronisation, il y a bientôt deux ans, au fauteuil de Georges Vedel.

La voix s’estompe, puis cesse. L’acteur quitte humblement et silencieusement la scène sous les yeux souriant de la somptueuse Marie-Christine Barrault assise non loin, de là où elle déroulera sa lecture. Des applaudissements discrets accompagnent les pas de l’acteur comme si les spectateurs craignent heurter une ambiance trouble annonciatrice de quelle douleur…

Puis, la voix de Marie-Christine Barrault ouvre la seconde lecture extraite du dernier roman d’Assia Djebar Nulle part dans la maison de mon père : « Une fillette surgit : elle a deux ans et demi, peut-être trois. L’enfance serait-elle tunnel de songes, étincelants, là-bas, sur une scène de théâtre où tout se rejoue, mais pour toi seule à l’œil exorbité ?... »

Lorsqu’elle tourne la page de son cahier, le froissement de la feuille blanche accompagne « … le froissement du tissus [du haik], de ses plis fluides autour des hanches et des épaules maternelles, … ».

Avec son talent, l’actrice transforme le texte en un long monologue, scène de théâtre, dirons-nous. Soleil éblouissant sous les projecteurs, dont les mains portées en geste de prière, ou bien exprimant le questionnement et la désinvolture, rejoue l’étonnement, l’incompréhension, le défi mais surtout l’éclat d’un élan presque mortel face à la splendeur de la baie d’Alger.

Mais lorsqu’elle lira la scène du vélo et des jambes nues de l’infante, ou la lettre d’un admirateur anonyme dissoute, par deux fois, l’image du père dans sa colère, ébranle l’atmosphère.

La voix termine la lecture par l’ultime question de l’auteur « Pourquoi ne pas te dire, dans un semblant de sérénité, une douce ou indifférente acceptation : ne serait-ce pas enfin le moment de tuer, même à petit feu, ces menues braises jamais éteintes ? Interrogation qui ne serait pas seulement la tienne, mais celle de toutes les femmes de là-bas, sur la rive sud de la méditerranée… Pourquoi, mais pourquoi, je me retrouve, moi et toutes les autres : « nulle part dans la maison de mon père » ?

Le silence s’abat dans la salle comme le rideau d’une scène qui tombe devant les spectateurs. Silence des voix. Silence des feuilles. Silence du public. Ou bien pas vraiment.

Soudainement, alors que Nicolas Pignon et Nadine Eghels, présidente de l’association « texte et voix » rejoignent Marie-Christine Barrault sur scène, une seule voix étouffée sanglote. Puis le silence. La scène se renverse. Les acteurs deviennent spectateurs, tendent leur regard en direction du seul fauteuil qui pleure.

Cette voix étouffée sait que ce soir, elle ne pourra pas se taire. La voix éclate définitivement en sanglots effrénés. La main d’une amie tente seulement de rassurer, elle sait que ce chagrin sera libérateur.

Les spectateurs tournent les yeux avec hésitation vers ce fauteuil rouge d’où jaillit la douleur du deuil et découvrent Assia Djebar effondrée en larme, le visage enfoui derrière ses mains ou son châle.

Sur la scène, les acteurs, statues de marbre, assistent avec émotion à l’écriture d’un dernier chapitre, mais cette fois-ci avec la langue du corps.

Marie Christine Barrault, fixe Assia Djebar avec une tendresse presque maternelle. Avec le bleu de ses yeux souriant, elle lui renvoie le réconfort en guise d’offrande.

L’écrivain pleure, elle ne cesse de pleurer. La voix qui sanglote, tente de s’excuser mais ne peut pas arrêter ce flot de larmes. Assia Djebar peut enfin parler; elle vient de réaliser bien longtemps après, en écoutant le souvenir de la petite fille sur le vélo, que son père a rejoint le monde des ancêtres.

Tout d’un coup, l’écrivain se ressaisit, elle supporte à peine cet écart, elle veut rejoindre les trois personnes qui l’attendent patiemment. D’une main résignée, elle efface les traces du deuil sur le visage inondé, cherche le chemin qui l’amène vers la scène, d’un pas nonchalant mais décidé. Nicolas Pignon, se dirige vers elle, lui tend une main fermement solidaire. L’écrivain est maintenant sur scène. Sa voix porte, elle devient forte. La colère gronde dans la salle pas encore sortie du trouble.

A cet instant, Assia Djebar devient la Djamila/Antigone dans Les nuits de Strasbourg ; elle improvise un discours engagé avec colère; elle transforme la scène en plateau politique ou tribunal de justice. Elle dénonce ouvertement l’injustice à son égard et à l’égard des femmes algériennes dépossédées par leurs frères et proches de leur part d’héritage.

L’écrivain s’excuse une ultime fois, remercie chaleureusement les acteurs. Puis elle retourne vers son fauteuil, épuisée mais certainement soulagée.

Le public applaudit, se lève, félicite, remercie, réconforte. Quelques-uns en retrait, se demandent peut-être encore ce qui s’est déroulé durant cette soirée qui a clôturé le festival.

Puis le public quitte le lieu, entourant l’écrivain régénéré. Assia Djebar a retrouvé son assurance et la force inébranlable de son oralité généreuse pendant le temps de signature de ses romans.


Pontoise, le 12 février 2008


(voir plus bas les photos de la soirée et un court extrait de la lecture)

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