jeudi 28 juin 2007

Texte d'ouverture à l'occasion de la réception de Assia Djebar au club de lecture le 28 juin 2007

Chère Assia Djebar,
Chers amis lecteurs,

Il me faut remonter jusqu’en 1994 pour vous expliquer comment l’idée de créer ce club de lecture « Assia Djebar » m’était venue. En cette année et par le plus grand des hasards j’ai rencontré lors de mes flâneries dans les librairies d’Alger, loin de Médine. Je ne vous connaissais point encore.
Je me souviens que je suis rentrée en vacances après une année d’étude universitaire en France. Le contexte politique et sécuritaire était des plus instables et des plus violents. L’Algérie venait de perdre Abdel Kader Alloula, l’une des figures les plus importantes du théâtre algérien, qui fut assassiné pour avoir affirmer ses idées. Juste avant, le même destin fatale allait frapper le psychiatre Mahfoud Boucebci, le sociologue Mhemed Boukhoubza , et celui qui fut mon professeur en science politique à Alger, Djilali Eliabes et j’en passe.
Loin de Médine fut une véritable surprise littéraire dans un contexte où la religion prenait brusquement une dimension sacrée à croire que certains algériens venaient à peine de découvrir l’islam sur une terre devenue musulmane depuis l’arrivée des arabes au Maghreb en 760.
Cette promenade littéraire parmi le prophète et ses épouses ainsi que les femmes qui l’avaient côtoyé dans l’opposition ou la complicité sont devenus à mes yeux brusquement réels et humains avec leur force et leur faiblesse.
Un tel effet de lecture m’a emmenée à me demander qui vous étiez pour toucher au sacré avec autant d’aisance et d’érudition.
Je fus alors très surprise de découvrir que vous n’étiez nullement à vos débuts d’écriture. En fait, si on a voulu que vous soyez si peu connue dans votre propre pays, ce n’était nullement le cas ailleurs. L’adage affirme bien que nul n’est prophète dans son pays ! Néanmoins j’ai ressenti une grande déception et violente colère car j’avais passé quinze années de ma scolarité en Algérie et jamais votre nom n’avait été cité. Avec cette découverte, je venais de prendre subitement conscience du silence imposé aux intellectuels algériens par le moyen le plus radical qui est la censure.
Pourtant, malgré cette forte impression, sept années se sont écoulées sans pouvoir vous lire car une angoisse inexplicable m’en avait empêché au moment d’ouvrir les femmes d’Alger dans leur appartement.
Et c’est seulement plus tard, en 2001 que Vaste est la prison fut ma seconde lecture. Dès les premières pages, ce roman m’avait causé un tel choc littéraire que je me sentais errante longtemps ne pouvant exprimer ou partager l’émotion si violente qui s’était saisie de tous mes sens.
Par contre, contrairement à la première lecture, celle-ci avait suscité une frénésie de lecture de vos romans qui s’effaçaient étrangement dès la dernière page ; et ne persistait alors qu’une profonde et vivace émotion source d’un trouble profond.
Mais depuis ce roman, une idée s’est imposée naturellement ; il fallait créer un espace de lecture pour échanger autour de votre œuvre si prolifique.
Cette idée s’était concrétisée en début d’année 2005 et depuis deux années se sont succédées, quatorze rencontres ont eu lieu, des comptes-rendus réguliers ont été rédigés, une multitude de projets qui se profilent et surtout de nombreuses rencontres avec des personnes qui vous aiment et qui aiment particulièrement votre écriture.
II
Les gens me demandent parfois pourquoi un club de lecture réservé à un seul écrivain et pourquoi Assia Djebar spécialement. Je réponds à chaque fois sans hésiter, jusqu’à nos jours, seul un seul écrivain a pu me bouleverser avec sa plume.
Je dois dire que votre écriture me cause un remue-ménage psychique important si peu confortable. Dès que je me saisie de l’une de vos oeuvres, je me sens en fusion avec le texte. Je suis aussitôt embarquée dans un tunnel tumultueux, fragile, grave, obscure, trouble et sensuel.
Je me sens à la lisière de la vie et de la mort, à la lisière du bonheur et de sa déchirure. Je me sens dans la peau de chacun de vos personnages car chacun d’eux représentent une partie de moi.
En fait, votre écriture me fait peur car elle me traverse avec son scalpel, elle trace des entailles dans mon âme car votre langage pourrait être ma conscience écrite ou mon inconscience. Et le livre se referme mais les plaies, elles, restent béantes.
Pourtant, malgré ces chamboulements psychiques, votre écriture appelle à la vie, à la liberté et surtout à la créativité. Elle suscite en moi un effort intellectuel important qui transforme la lecture de détente en recherche intellectuelle foisonnante dans le domaine littéraire, musical, artistique et historique.
On me demande aussi comment se fait–il que je sois si touchée par votre écriture alors que je n’appartiens à pas à votre génération.
Je réponds alors qu’un grand écrivain n’écrit pas seulement pour les lecteurs de sa génération. Il peut être réaliste ou avant-gardiste. Il peut avoir conscience que les sujets abordés ne seront pas élucidés aussi vite qu’on aurait tendance à le croire notamment lorsqu’il s’agit de la condition de la femme algérienne, sujet central de votre écriture. Car les conditions de la femme telles que vous les abordez depuis cinquante ans sont encore d’actualité malheureusement. La situation est la même si ce n’est plus grave d’ailleurs depuis la dernière décennie.

Votre écriture raisonne en moi car vos romans traitent un autre sujet central lié à la langue, un thème encore sensible en Algérie et bien ailleurs. Par conséquent la question de l’identité qui en est fortement liée reste encore un sujet brûlant source de nombreux conflits à travers le monde.
Votre écriture me bouleverse car elle s’épanouie dans un triangle des langues. Vous ne souhaitez abandonner aucune c’est ainsi que devrait être la décision de chaque algérien ou de chaque personne ayant l’opportunité de vivre dans un berceau multilingue. Vous avez choisi de les garder toutes au lieu d’en choisir une car l’arabe vous attache à votre mère, le berbère à vos ancêtres et le français à votre père mais aussi à la liberté.
Car lorsque la langue arabe est arrivée au Maghreb, elle a voulu chasser la berbère, lorsque la française est arrivée en Algérie, elle a voulu nier l’arabe et la berbère.
Mais vous, vous avez fait le choix que votre langue d’écriture héberge la berbère, l’arabe et la française.
Ces langues qui constituent le terreau de votre personnalité doivent entrer dans votre écriture comme on entre dans un sanctuaire religieux. Elles doivent d’abord déposer leur arme et entrer dans votre écriture alphabets courbés, humbles et soumises. Et par un tour de plume magistral, vous secouez ces langues, vous les bousculez dans leurs certitudes, dans leur passé et dans leur mémoire, alors l’arabe devient berbère, la berbère devient arabe et la française devient arabe et berbère. Et votre doute s’estompe et votre marche se poursuit vous donnant une liberté pour devenir une citoyenne du monde, une femme de toutes les cultures, une femme écrivain qui peut dialoguer avec les algériens, le suédois, les espagnols, les italiens, les français et les américains…
III
Assia Djebar, votre patrimoine littéraire et cinématographique vous rend plus que généreuse, vous offrez une richesse inestimable à vos héritiers qui se développent jour après jour à travers le monde.
Je suis fière de faire partie de ces héritiers et ce soir je suis particulièrement émue de vous accueillir en signe de reconnaissance pour la force que vous m’insuffler. Je me courbe humblement pour vous saluer et saluer l’ensemble de votre travail en vous souhaitant la bienvenue ce soir parmi vos lecteurs dans votre club de lecture.

Amel Chaouati
Osny, 24/06/07

(Photo: Malek Fekhar)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

très très belle initiative. il est temps de communiquer et de briser la distance qui fait que chaqu'un de nous vie seul son expérience de lecture. je vous souhaite bon courage et bonne contunuation

Anonyme a dit…

pourquoi pas:)