dimanche 28 août 2005

VASTE EST LA PRISON

La lecture des œuvres de Assia Djebar rend ma prise de distance difficile et atteint profondément mes capacités mnésiques. Elle provoque en moi « un remue ménage » psychique, de déconstruction et reconstruction permanant. Je vais pourtant tenter d’écrire comment j’ai vécu la lecture de cet ouvrage, moi qui n’écris jamais.
Vaste est la prison est un roman particulièrement violent selon moi. Lorsque je l’avais lu la première fois en 2001, j'ai été profondément secouée; et cet état avait duré longtemps pour ne pas dire que c’est encore d’actualité. Sa relecture me provoque à chaque fois les mêmes sensations de douleurs, d'étranglement, de tristesse, de rage et de fatalité. Tout à la fois et paradoxalement, s’impose en moi un fort sentiment de créativité. Et le club de lecture en est un résultat !
La première partie du roman m'avait particulièrement bouleversée tant que j'ai habité le mouvement, la douleur et la torture du corps, des yeux, de la voix et de la psyché de la narratrice.
Selon moi, la particularité de cette histoire consiste dans le fait de tenter d'écrire d’abord ce qui ne s'écrit pas tout simplement. L’auteure tente d’écrire ce qui ne peut jamais s'écrire dans un contexte psychosocial alimenté par le tabou (la hachma), l'honneur (el ard) qui délimitent de manière stricte les frontières entre les hommes et les femmes. Chaque geste, chaque mouvement est codifié, chaque parole est « tournée sept fois dans la langue » avant d'être dite dans un cadre restreint : un univers masculin pour les hommes et un univers féminin pour les femmes.
C'est pourquoi, la première partie est un acharnement compulsif, obsessionnel pour contrecarrer ce qui est venu violenter les quelques certitudes sur lesquelles la narratrice s'appuyait. Elle découvre très tardivement (mariée) que dans l'arabe dialectal, les femmes utilisent le vocable Ennemi (l'a'edou) pour parler entre elles des hommes.
Pourtant, malgré toutes les tentatives d'échapper à l'enfermement, en essayant de contrecarrer les mouvements de la pensée, du corps, des yeux et des affects imposés par les conventions, elle ne peut échapper à l'étau du harem féminin qui l'aspire.
En lisant le roman la toute première fois, j’ai été jusqu’au bout de ma lecture. Pourtant je n'avais retenu que des bribes des deux dernières parties tant le combat intérieur dans la première est d’une intensité sans aucune commune mesure.
La seconde partie du roman m'avait alors désorientée, elle me paraissait longue, historique, difficile après une première partie qui me prenait par les tripes. J'avais le sentiment que la narratrice voulait nous éloigner de ce vécu intimiste qu’elle ne voulait pas dévoiler mais que paradoxalement il fallait l’écrire.
J'ai pensé alors que cette deuxième partie historique crée le clivage comme signe d’une manifestation violente de la résistance. Tout à la fois, une étape intermédiaire, un temps de repos, de latence pour reprendre son souffle avant de poursuivre une quête de soi où l'individu n'existe que dans un destin féminin groupal ce qui est plus supportable car on est moins exposé, donc moins culpabilisant. Par conséquent, les points de rupture sont moins saignants.
Car en effet, la première partie a un caractère singulier. Tout d’abord, rien n'annonce cette partie qui ouvre le roman de manière abrupte, sans introduction ni préparation.
A mon sens, l'ordre des idées dans le roman mis autrement aurait causé moins de point de rupture si l'auteur avait respecté les conventions sociales de la société algérienne. En effet, elle aurait dû débuter par l'histoire du groupe des femmes et leur trajectoire de vie. Le « nous » aurait eu le dessus sur le « je ». Or dans la structuration du roman, le « je » prime sur le nous ce qui provoque une rupture, un choc, du moins lorsqu’on est habité par cette culture.
Par ailleurs, il est à noter que tout le mouvement corporel d'abord, affectif et psychique ne répond pas aux conventions psychosociales régies par la culture et la religion. Le degré de la violence vomi dans le texte démontre paradoxalement combien le besoin d'exister est urgent et vital. Il conduit inexorablement au rejet des conventions qui emprisonnent la narratrice et dont elle ne peut échapper totalement. Une limite qu'elle ne pourra pas être franchie. Cet état de fait, se reflète dans la manière dont elle décrit l'Aimé ; elle lui donne un aspect fantomatique, effacé et passif.
Ce dernier est condamné à devenir lui aussi un ennemi car la narratrice ne peut pas franchir une limite qui lui était impossible d'atteindre. Elle est condamnée à se rallier aux destins des femmes (aïeules).
Or pour que le désir se manifeste, l'Autre, même sous son aspect fantomatique doit exister, vivre, avoir des traits humains, à minima. Pourtant ce minimum du réel renvoyé par l'Aimé est déjà de trop.
Afin de se faire pardonner ce nouvel écart de la communauté féminine, elle recherche la sanction infligée à toute femme qui ose franchir l'infranchissable : l'adultère est puni par la violence conjugale et une sanction religieuse qui est la répudiation. Or aucun acte adultère n'a été commis. Seuls, la fantasmatisation, la rêverie, les sentiments éprouvés, suffisent pour condamner une femme et de surcroît une femme mariée à l'adultère.
En provoquant la foudre volontairement, par nécessités peut-être ou de manière irrévocable, la narratrice évite de creuser d'avantage l'écart avec les autres femmes.
Ce qui me paraît essentiel dans ce texte, est de constater la nécessité de passer par la violence pour pouvoir accéder à soi, à l'être ; la liberté doit se payer à prix très fort même au prix de sa vie.
Une femme algérienne ne peut pas accéder à son individualité sans fracas car elle serait condamnée à une forte culpabilité venue du groupe, et de soi.
Après un temps de latence (la deuxième partie du roman) où l'affect a peu de place, l'intellect peut enfin se déployer. La narratrice visite des générations de femmes à la recherche d’une réponse. Malheureusement malgré mes lectures incessantes peu de traces me restent de ces parties tant que l'ouverture du roman est bouleversante.
En conclusion, je considère que la totalité de cette œuvre emprunte un cheminement psychique qui se rencontre dans un travail analytique. La division du roman est exemplaire dans ce sens.
La première partie ressemble à un aveu, un dépôt, un vomissement, d'un poids qui pèse lourdement sur la pensée et les affects depuis longtemps. Un poids qui empêche d'avancer. Ce poids est alors déposé avec toute la violence qui accompagne un aveu qui a été longtemps caché, gardé et qu'on ne peut dire car on ne peut le penser, se penser.
La seconde partie est un temps de résistance où l'on tente de s'éloigner de l'aveu afin de se protéger et de se réapproprier ses capacités mentales. Le discours devient intrigant, lointain, dégagé de toutes implications personnelles directes, mais reste néanmoins en lien avec son histoire .
Puis vient la phase de l'élaboration afin de trouver un sens aux préoccupations qui sont à l'origine du poids, du secret. Alors un travail d'épluchage, une tentative de remonter loin dans les générations pour expliquer la souffrance.
Ce roman est digne d'une auto analyse. Ce cheminement psychique, telle une arabesque construit dans le va et vient permanent provoquant rupture et vertige, parfois le chaos, mais rupture pour un lien, construction déconstruction ne percevant pas le début et la fin, est nécessaire pour pouvoir penser l'indicible, et de surcroît ce qui n'a pas lieu d'être écrit. Repenser son histoire. C’est faire le deuil.
C'est pourquoi, je considère que c'est l'œuvre de l'auteure la plus belle car la plus proche de la quête de soi, une écriture habitée par les éléments proches de l’archaïque.

Amel Chaouati
Osny, 28 août 2005

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