Par Amel Chaouati
Communication dans le cadre du colloque à Djibouti en Décembre 2012
Maintenant que tu as mûri,
comment te transcrire ?
Un quartier de Djibouti, décembre 2012 Photo.A.Chaouati |
Pour le philosophe Jacques
Derrida, la langue est toujours politique puisque chaque langue cherche à imposer une politique de la langue au détriment d’une ou plusieurs langues
d’une communauté linguistique (1).
L’Algérie, pays du continent africain, aux
origines berbères a connu de nombreuses invasions et régulièrement l’hégémonie d’une
langue dominante sur la langue autochtone. Ce pays a connu essentiellement le
passage des puniques, des romains, et en particulier des arabes introduisant la
langue arabe et l’islam, les Ottomans et plus près de nous 130 de présence
française imposant la langue française comme langue unique au détriment du
berbère et de l’arabe algérien. Or l’Algérie du fait de sa position maritime et
commerciale, a toujours connu le bilinguisme ou le trilinguisme.
A l’instar de
la plupart des peuples privés de leur identité propre et de leur langue, dès l’indépendance
les gouvernants basent leur idéologie politique sur l’urgence de récupérer l’identité
originelle et la langue maternelle. Seulement il n’existe pas une seule langue
en Algérie mais deux langues, l’arabe et le berbère et un nombre important d’idiomes.
Quelques années après l’indépendance, le président Boumediene fervent défenseur
de l’identité arabo-musulmane, prône pour l’arabisation de la nation, c’est à
dire un nouveau monolinguisme à l’instar du français, au détriment de la langue
berbère, d’un ensemble d’idiomes algériens et au détriment de la première
génération d’Algériens francophones de l’indépendance, formés dans les écoles
françaises qui devaient participer à bâtir l’Algérie indépendante.
L’idée de
fonder une nation est souvent nourrie par un fantasme d’avoir des références
communes sur le plan culturel et symbolique ce qui ne correspond pas à la
réalité sociale, culturelle et historique de l’Algérie. Par conséquent, la
brutalité de la politique de l’arabisation a divisé les intellectuels algériens,
et en particulier les écrivains. Kateb Yacine a posé le problème en ces termes :
«faut-il employer l’arabe classique, la langue sacrée du coran, langue figée
qui ne répond pas à la vie moderne, ou l’arabe populaire ou dialectal que nos
oulémas redoutent parce que c’est la langue de la vie ? … on développe
officiellement l’enseignement dans un sens arabo-musulman. Cela prouve que
l’Algérie n’ose pas encore être elle-même.
(2)
Trois positions ont été
prises par les écrivains : ceux qui ont abandonné le français après plusieurs
publications, car ils considèrent le français comme langue de l’aliénation.
Ceux-là ont écrit en arabe littéraire, à l’instar de Rachid Boudjedra. Katab
Yacine quant à lui refuse de se mettre à la langue arabe littéraire en optant
pour la langue populaire algérienne c’est à dire langue orale, réunissant
souvent l’arabe, le berbère et le français, comme dans sa pièce théâtrale Mohamed, prend ta valise!. La troisième catégorie
des écrivains et qui représente la majorité de cette génération, a continué à écrire
en français, à l’instar d’Assia Djebar, non sans se heurter à des discours
accusateurs et culpabilisateurs venant de l’intérieur comme de l’extérieur du
pays. Les détracteurs dans le pays les accusent de collaborer avec l’ennemi du passé,
à l’extérieur c’est pour souligner leur statut d’étranger. L’écrivain romancière
algérienne et Académicienne, Assia Djebar pose le problème dans les termes
suivants : « L’écrivain est parfois interrogé en justice :
« Pourquoi écrivez-vous ? » A cette première question banale,
une seconde souvent succède : « Pourquoi écrivez-vous en
français ? Si vous êtes ainsi interpelée, c’est, bien sûr ; pour
rappeler que venez d’ailleurs. » (3) Pourtant, l’histoire de la littérature
nous donne à lire des écrivains qui ont fait le choix d’écrire en dehors de la
langue maternelle en dehors de toute considération historique, idéologique ou
politique. A cette réalité l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun livre sa
propre interprétation des faits : « Curieusement, quand on parle de
Franz kafka, d’Emil Cioran, de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco, il est très
rare qu’on rappelle qu’ils n’écrivaient pas dans leur langue mère, ou bien
qu’ils allaient d’une langue à l’autre sans que cela offusque ou fasse
problème. Ceux qu’on désigne du doigt, ceux qui doivent se justifier, montrer
leurs « papier », ceux qu’on regarde avec suspicion,… » (4)
Le parcours et l’œuvre de la
grande dame de la littérature algérienne et maghrébine, Assia Djebar est
important pour illustrer notre propos à plus d’un titre. Etant la première
romancière algérienne native d’une Algérie colonisée, elle a fait un long
travail sur langue pour tenter de transcrire dans la langue française le monde de
l’oralité féminine. Assia Djebar est née en 1936, d’une famille
berbère de la région de Cherchell, à quelques kilomètres de Tipaza. Elle sera
élevée parmi les femmes d’une famille élargie où l’arabe dialectal et le
berbère de la région de Cherchell, le chenoui, se côtoyaient. Enfant, elle fréquentera
l’école coranique, jusqu’au jour où elle ira à l’école française accompagnée « main
dans la main du père. » (5) malgré l’opposition des femmes de la famille. A
cette époque son parcours est exceptionnel puisque la majorité des filles
restaient à la maison dès l’âge nubile. Cette réalité est fondée sur
l’organisation sociale algérienne qui sépare les hommes et les femmes. Si les
femmes sortaient pour des raisons exceptionnelles, elles devaient se voiler,
taire leurs voix et baisser les yeux. Cette séparation des sexes a été
particulièrement renforcée avec la présence coloniale ; les hommes avaient
cherché ainsi à protéger l’honneur de la famille. Devenue écrivain, elle
revient sur sa présence dans la rue parmi les hommes : « ce fut
comme si je développais au-dehors, dans ce petit village d’une plaine coloniale
Algérie-française, une partie masculine de moi-même, et que mon côté féminin
restât dans l’appartement derrière les persiennes, aux côtés de ma mère voilée
et qui ne sortait pas. » (6)
A vingt, elle publie son premier roman, La soif. Elle écrit quatre romans à la
suite. Elle prend conscience après le quatrième, qu’elle ne pourra pas
continuer à écrire sans parler d’elle. Or parler d’elle l’oblige à dévoiler un
monde féminin qui dit en aucun cas rester invisible, silencieux et secret. Assia
Djebar ne peut supporter son statut inédit d’écrivain femme en Algérie où
aucune tradition d’écriture n’existe. La langue française devient un véritable
rempart qui la protège : « J’ai
utilisé jusque-là la langue française comme voile. Voile sur ma personne
individuelle, voile sur mon corps de femme ; je pourrai presque dire voile
sur ma propre voix. » (7) Elle va alors s’inscrire dans
un long silence romanesque car elle a besoin d’un resourcement dans le monde
féminin qu’elle avait quitté à l’âge de cinq ans. Sa première démarche fut de
réaliser un film semi fictionnel semi documentaire réalisé dans la tribu
maternelle intitulé Nouba des femmes du
mont Chenoua. Parce qu’elle a conscience que la femme algérienne est « un
être-voix» avant d’être « un être écriture », elle va procéder à
l’enregistrement des voix des femmes et de leurs corps fugitifs, en mouvement.
Se remémorant cette première expérience cinématographique féminine en Algérie
qu’elle préfère appeler « image-son » (8), elle l’écrit dans son
discours lors de son intronisation à l’Académie française « …j’ai reçu une
commotion définitive ; un ressourcement ; je dirais même une leçon
éthique et esthétique de la part des femmes de tous âges de ma tribu
maternelle.» A la suite de ce film, imprégnée par les sons de l’origine et ce
monde féminin clos qu’elle a voulu sortir à l’air libre à l’instar de Picasso
se saisissant des Femmes d’Alger de
Delacroix, Assia Djebar reviens à l’écriture romanesque avec un recueil de
nouvelles qui porte justement le titre Femmes
d’Alger dans leur appartement.
L’écrivain reste néanmoins consciente
que l’écriture rend la femme plus vulnérable et doublement vulnérable en
écrivant cette intimité des femmes dans la langue de l’ennemi d’hier:
« Ecrire dans la langue étrangère devenait presque faire l’amour hors la
loi ancestrale. » (9). Car écrire ce monde clos signifie inéluctablement
interroger les rapports hommes-femmes dans la société et par conséquent interroger
tout le système social. (10) A partir du moment où Assia
Djebar a pu s’imprégner des voix des femmes et des sons de l’enfance, elle va
alors écrire tout au long de son œuvre, l’histoire et le vécu colonial racontés
aussi bien par les militaires français que par les femmes algériennes qui ont
vécu la guerre et y ont participé mais vite écartées de la scène politiques après
l’indépendance. Mais elle va surtout écrire les traditions orales féminines avec
cette conscience de l’urgence de les transcrire avant leur disparition du fait la
rapidité de la modernité et la suprématie de l’écrit.
Cette possibilité d’écrire
l’oralité permet à Assia Djebar d’user de la langue « entremetteuse »
avec laquelle elle « cohabite » avec moins de culpabilité. Car à la différence
de Kateb Yacine qui considère le français comme « butin de guerre », elle
dira plutôt que c’est « un butin
arraché » aux hommes de sa société qu’elle écrit avec ces mots «
Comme si soudain la langue française avait des yeux, et qu’elle me les ait
donnés pour voir dans la liberté, comme si la langue française aveuglait les
mâles voyeurs de mon clan et qu’à ce prix, je puisse circuler, dégringoler
toutes les rues, annexer le dehors pour mes compagnes cloitrées, pour mes
aïeules mortes bien avant le tombeau. » … (11) Cette liberté obtenue par la
capacité d’écriture a touché les terres reculées et les montagnes en Algérie. Elle
rappelle que la mère des écrivaines algériennes est native d’un village de la
Kabylie, Fadhma Ait Mansour Amrouche née à la fin du 19ème siècle;
C’est elle qui a légué à l’Algérie la première biographie féminine en langue
française, qui représente aujourd’hui un témoignage poignant de la vie d’une
algérienne dans cette région de la Kabylie où le statut de la femme est des
plus avilissants.
Pourtant Assia Djebar n’est
pas dupe, la langue française a bien ses limites. Elle lui donne toutes les
libertés sauf écrire les sentiments et les affects : « Cette impossibilité
en amour, la mémoire de la conquête la renforça. Lorsque, enfant, je fréquentai
l'école, les mots français commençaient à peine à attaquer ce rempart.
J'héritai de cette étanchéité; dès mon adolescence, j'expérimentai une sorte
d'aphasie amoureuse : les mots écrits, les mots appris, faisaient retrait
devant moi, dès que tentait de s'exprimer le moindre élan de mon cœur. (L’amour,
la fantasia, p. 183) Pour palier à ce défaut décrire
les affects et pour compenser les mots qui ne pouvaient trouver leur équivalent
dans la langue française, elle introduit un lexique arabe algérien et berbère (l’eedou,
mâ,…), elle apporte des inflexions particulières à la phrase, des variantes
dans la syntaxe mais surtout elle introduit une poétique de la langue orale
algérienne qui nous donne parfois l’impression d’entendre une voix nous parle
ou nous raconte l’histoire.
L’ambivalence d’Assia Djebar
vis-à-vis de la langue française va diminuer lorsqu’elle confirme que sa langue
maternelle continue à être chargée de blessures, de douleurs et de deuils après
les années de terrorisme. Elle va alors écrire dans la langue française le
deuil des intellectuels algériens et des anonymes, assassinés dans Le blanc de l’Algérie. Ce constat du
traumatisme de la langue et de sa blessure ne fait que réveiller une blessure
plus ancienne qu’elle avait relaté dans Vaste
est la prison, lorsque les femmes pour parler de leurs maris, les nomment
entre elles, l’eedou, l’ennemi. (Amel Chaouati)
Conclusion
A partir de l’analyse du
rapport d’Assia Djebar à la langue française qu’elle préfère nommer une francographie
au service des langues orales féminines, nous pouvons faire plusieurs observations :- Le rapport qu’elle entretient avec la langue française en tant que femme se démarque du rapport que les écrivains hommes cités plus haut,peuvent avoir. Assia Djebar voit dans cette langue une voie de liberté pour la femme pour écrire et par conséquent porter sa voix à l’extérieur.
- Contrairement à Kateb Yacine
ou Rachid Boudjedra, son rapport à la langue française n’est pas binaire,
écrire ou ne pas écrire en français. Elle pose une autre question :
comment faire intégrer à soi cette langue qui fait partie de son histoire, de
son vécu, de son parcours et surtout de son mode de pensée.
- La langue française lui permet
de se mettre à distance de sa société pour ne pas coller aux choses et la regarder
avec une acuité intellectuelle qu’elle n’aurait pas pu avoir en étant à
l’intérieur. Comme si en écrivant en français elle pouvait se libérer de la
contingence des affects.
- Assia Djebar utilise l’espace fictionnel
pour décondenser les fantasmes originels, traumatismes de guerre et culturels
et élaborer la problématique de la langue depuis ses origines. Dans le roman Vaste est la prison, elle déconstruit
les phantasmes ontologico-politiques de la souveraineté de la langue arabe en
Algérie, remontant l’échelle de l’histoire jusqu’à Tinhinan pour démontrer que de
tous les temps l’Algérie a toujours été bilingue voir trilingue.
Bibliogaphie
(1) DERRIDA, Jacques. Le monolinguisme de l’autre. Galilée, 1996. P 13.(2) KATEB, Yacine. Le poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, seuil, 1994. P 169.
(3) DJEBAR, Assia. Ces voix qui m’assiègent…en marge de ma francophonie, Paris, Albin Michel. 1999. p7.
(4) Tahar Ben Jelloun. Des « métèques » dans le jardin français, manière de voir, Le Monde diplomatique, Bimestriel. Numéro 97, février-mars 2008. P 38.
(5) DJEBAR, Assia. L’amour, la fantasia, 1985, Albin Michel, p11.
(6) DJEBAR, Assia. Vaste est la prison, Albin Michel, 1995.
(7) DJEBAR, Assia. Ces voix qui m’assiègent…en marge de ma francophonie, Paris, Albin Michel. 1999
(8) Tamzali, Wassyla. Premier regard. « Nouba des femmes du Mont Chenoua » d’Assia Djebar. LIRE ASSIA DJEBAR !. La Cheminante. 2012. P 173.
(9) DJEBAR, Assia. Ces voix qui m’assiègent…en marge de ma francophonie, Paris, Albin Michel. 1999. P 70.
(10) CHAOUATI, Amel. Le rapport masculin-féminin dans l’œuvre d’Assia Djebar Djebar. L’homme et la femme en Algérie, Revue Dialogue, N° 185, 2009.
(11) DJEBAR, Assia. L’amour, la fantasia, 1985, Albin Michel, 204.
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