Je me suis entretenue avec Mounira Chatti,
l'invitée de la dernière soirée lecture du Cercle, Femmes et créativité au
Maghreb et en Orient, après ma lecture de son premier roman "Sous les
pas des mères" publié aux Editions l'Amandier en 2009. Avant de partager
avec vous cet entretien, voici un passage du livre:
"J'étais coupable de choisir l'exil,
alors que pouvais-je réclamer? Quand on est parti, même si on est parti à
dix-huit ans, même si on est revenu une ou bien plusieurs fois l'an, on n'est
pas seulement étranger au pays de l'exil, on est étranger au pays d'origine, on
est un apatride déchu de ses droits, le premier étant celui de parler, de
juger, de penser..." p.270
ENTRETIEN
Amel Chaouati - «
Sous les pas des mères » : c’est le titre de ton premier roman. Il fait
certainement allusion à un hadith si
prisé par les musulmans : « Le paradis
est sous les pieds des mères ». Or, dans ce roman, on est bien loin du
paradis et de la mère si souvent sublimée !
Mounira Chatti – D’emblée, ce titre inscrit le roman
dans une perspective ironique : c’est l’enfer que l’on trouve sous les pieds
des mères. Loin de toute sublimation, de tout manichéisme moral, le personnage
de la mère est saisi sans son ambivalence, dans sa contradiction, dans son
aliénation… Tant que les mères resteront soumises, et perverties par un système
d’oppression, elles ne pourront pas représenter un modèle positif pour leurs
filles. Privées de la possibilité de décider de leur destinée, nos mères se
rangent dans le camp des hommes, singulièrement du côté de leurs fils, et
contre leurs filles. Cette situation est productrice de schizophrénie, de folie…
AC –Le roman fait l’état des lieux d’un système des sociétés
du Maghreb perverti depuis des lustres engendrant la misère des relations, les
perversions sexuelles, la folie, le suicide, et j’en passe. Comment l’idée de
ce roman s’est imposée à toi?
MC–Les sources de ce livre sont, à la fois, le réel et
l’imaginaire que forge le clan pour appréhender, justement, la part inquiétante
et étrange de ce réel. La narratrice recompose l’histoire de son clan, une
histoire faite de vérités et de mensonges, d’événements réels et de délires,
d’aveux et de non-dits. Grâce à sa migration, Mélia acquiert la distance
nécessaire pour écouter, enregistrer, reconstituer ce roman polyphonique où
résonnent les voix des vivants et des morts.
AC-Que ressent l’écrivain après avoir écrit ces longues pages
chargées de douleur ?
MC– Paradoxalement, j’ai ressenti beaucoup de plaisir en
écrivant ce roman, la compagnie de tous les personnages m’était agréable et
amusante, cela éveillait des souvenirs que je croyais perdus, je revoyais des
visages familiers ou inconnus, je me remémorais des histoires qui m’avaient été
transmises par bribes ou des non-dits. Cette écriture est un mouvement de
libération, peut-être même un acte de vengeance, et c’est aussi un acte de
réparation…
AC- Est-ce que ce roman est disponible en Tunisie ? Comment a-t-il
été reçu ?
MC– En Tunisie, pour avoir Sous
les pas des mères, il faudrait le commander, autrement, il n’est pas
distribué, pas connu par les libraires (dont les sélections, en français et en
arabe, se réduisent hélas comme une peau de chagrin). Certains amis tunisiens
l’ont lu, je crois avoir perçu leur gêne à cause de la liberté du ton, de la
férocité du cri, de la mise à nu des affaires claniques… dans la langue de
l’autre, dans cette « langue adverse »,pour
citer Assia Djebar.
AC- Tu abordes un point qui m’a paru crucial : celui qui fait
le choix de quitter son groupe pour vivre ailleurs. Penses-tu que tu aurais
écrit ce livre si tu n’avais jamais quitté ton pays?
MC–Souvent, je me pose cette question : qui serais-je, ou que
serais-je devenue, si je n’étais pas partie ? Je serais moi et une autre, sans
doute. Partir nous transforme, d’où les malentendus avec le groupe originel.
Partir implique une distance, une extériorité, un sentiment de séparation
d’avec le groupe, en dépit d’un lien presque indestructible. Non, je n’aurais
pas écrit ce roman si je n’étais pas partie, si je n’avais pas vécu les
splendeurs et misères de l’exil.
AC-Celui qui part trahit le groupe et celui qui écrit trahit
doublement, et on ne manque pas de le lui rappeler comme tu l’écris dans ton
roman. Je suppose donc que la légitimité de parler de sa société doit être
prise?
MC– Oui. La narratrice devient l’objet d’une suspicion, vécue
comme une blessure : désormais, elle est suspecte en tant que migrante, en tant
qu’autre, en tant que « traître ».Partir,
c’est nécessairement trahir. Mélia se sent, parfois, « déchue » de son appartenance au clan, car on lui conteste tout
droit à la parole, on lui reproche d’avoir changé. Alors, elle se venge, elle
transgresse la loi du clan, elle écrit pour exister comme un sujet libre, un
sujet fort. Elle écrit pour briser les chaînes de la fatalité, et de la
culpabilité.
AC-Tu parles du mouhajir
; or l’histoire de la hidjra du
prophète a fixé le calendrier musulman. Tu sembles revendiquer ce statut ou, du
moins, il vient signer fortement la fin du roman. Je dois dire que le seul
moment d’espoir que j’ai perçu et les seuls moments où ta plume prenait de
l’envol, ce sont, justement, ceux où tu parles de migration?…
MC- En effet, la nouvelle situation existentielle de la
narratrice est la migration. L’exil a, ici, une connotation positive, il est
synonyme de liberté, de rencontre avec l’autre, d’une meilleure connaissance de
soi. La migration échappe à deux issues qui auraient pu être tragiques : la
nostalgie stérile d’un paradis perdu, et l’exigence d’être adoptée par la terre
de l’exil. À la fin du roman, en effet, Mélia a encore changé : elle aime son
clan tout en assumant qu’elle l’a trahi ; elle sait que le pays où elle a migré
est peu hospitalier, peu soucieux des autres, peu enclin à concéder une place
aux migrants. Dans ce contexte, la hijra ou
la migration se conçoit comme un renoncement à se chercher un territoire, une
reconnaissance. Cette situation existentielle comporte des risques
majeurs…Aujourd’hui, le migrant est l’habitant d’une zone ou faille sismique…
AC -À quel moment l’écriture romanesque s’est imposée à
toi ? Et pourquoi cette forme d’écriture ?
MC– J’écris depuis mon adolescence de la
poésie, des pièces de théâtre très brèves, des nouvelles, un journal intime… À
Nouméa, où j’ai pu souffrir de l’éloignement et de l’isolement, j’ai aussi
ressenti le besoin impératif d’ordonner mon passé, d’imaginer la vie de mes
aïeux, de m’insérer dans une histoire. Le roman est la forme appropriée pour
tenter de construire une mémoire individuelle et collective, ainsi qu’un point
de vue narratif complexe : celui de témoin, de protagoniste, de mémorialiste,
ainsi de suite.
AC- Quels sont les auteurs qui ont
influencé ton écriture ?
MC –J’aime beaucoup d’écrivains arabes,
africains, européens, américains… Mais, il me semble que c’est ma lecture de
Toni Morrison qui a marqué Sous les pas
des mères. Toni Morrison déploie une fascinante poétique de la
fragmentation, de la discontinuité, du «
ressouvenir », ainsi qu’une thématique de la marginalisation, de
l’existence comme un paria, souvent couplée avec un mouvement de réconciliation
grâce à la parole, qui est dévoilement des traumas. Toni Morrison aime ses
personnages, dont elle exhibe les failles, sans jamais les juger…
AC- Quelle suite envisages-tu dans l'écriture après ce
premier roman ?
MC– J’ai commencé à écrire un second récit
où l’on parle de passion amoureuse, de solitude, de révolution…
AC- Lors de la soirée lecture au Cercle, tu avais bien insisté sur
l’importance du roman d’Assia Djebar, L’amour,
la fantasia…
MC - La construction de L'amour,
la fantasia est très belle, c'est une construction double ou en miroirs, où
le récit de la conquête de l'Algérie et celui de la quête de soi se répondent,
cela évoque d'autres grands textes, par exemple Les palmiers sauvages de
Faulkner et W ou le souvenir d'enfance de Perec. Dans L'amour, la
fantasia, l'écriture féminine se conçoit comme une transgression, une mise
à nu, un dévoilement, une libération du cri et du corps de la femme... Et ce
travail de dévoilement, qui va de pair avec le travail de mémoire, s'accomplit
dans la langue française, la langue du conquérant, cette "langue
adverse" que la narratrice s'approprie et assume.
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