Par Lisa Fransson
LES ENFANTS DU NOUVEAU MONDE
Au lieu des braves combattants de la montagne et des illusions d’une guerre victorieuse, nous sommes confrontés, dans l’introduction de ce livre, aux autres aspects de la guerre : l’humiliation, la peur et la solitude. Lors des précédentes rencontres du Cercle, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer le courage d’Assia Djebar, pour avoir montré des hommes passifs, dans son film La Nouba des femmes du Mont Chenoua ; elle a décrit le coté fragile des hommes en leur accordant, à eux aussi, le label de victimes. Dans ce roman les hommes ne sont pas passifs mais décrits à partir de leurs absences. J’écris bien absences au pluriel car il s’agit, comme toujours dans l’écriture d’Assia Djebar, de donner au mot tous les sens qui se cachent derrière (que ce soit l’absence, l’amour, le couple ou la guerre, thèmes évoqués dans ce livre). Elle écrit en quelque sorte l’ambiguïté pour montrer que ce n’est jamais noir ou blanc. Ainsi, le lecteur se trouve invité à faire une interprétation au pluriel.
On doit comprendre qu’il y a deux maîtres qui se confondent dans le récit, l’Homme et la France. Tous les deux sont décrits comme des êtres présents mais étrangers, des ennemis. Ainsi, le couple et la relation entre les hommes et les femmes, se comparent avec l’autre couple, l’Algérie et la France. En 1956, l’Algérie est en guerre. La lutte pour l’indépendance et la nécessité de la révolution ne concerne pas uniquement la libération d’un pays. C’est également la révolution des femmes qui se déroule en parallèle avec la guerre décrite par Assia Djebar. Les bombardements, toujours présents, sont décrits en sourdine, comme un spectacle lointain qui se passe en dehors de la vie quotidienne des hommes et des femmes. Dans un extrait de l’introduction on perçoit cette comparaison. On voit aussi le commencement d’une rupture creusée par l’homme en cloitrant sa femme, alors qu’il voulait la protéger de l’autre, le français.
« Oui, l’oublier, c’est presque facile », pense-t-il quand il entre chez lui, le soir, et qu’il regarde sa femme que l’autre, le maître tout puissant du dehors ne connaîtra pas ; « cloîtrée », dit-on d’elle, mais l’époux pense, « libérée »… (Djebar, 1962 p. 18)
Quelques lignes plus loin, le vide présent dans la vie du couple, masqué par l’illusion d’un partage qui en réalité ne tient qu’au lit conjugal. Or, il n’y a pas pire solitude, quand elle est partagée à deux.
« Et lui dans cet éclair dernier où lui parvient le grincement du berceau au-dessous, le chuchotement des enfants tout près, le soupir de gorge de l’épouse qui s’en va, forme lourde dans le flux du sommeil comme dans le cours d’une rivière sans retour, le voici inexplicablement délivré. Seul. » (Djebar, p.19)
Quand nous nous sommes retrouvées entre amies à discuter de ce livre, Amel a attiré notre attention sur le fait que le sujet de l’ennemi est apparu très tôt dans l’écriture de Djebar. Il est en effet assez étonnant de lire comment elle décrit l’Homme, toujours confondu avec l’autre, la France. Se sachant ennemi de la femme, l’homme devient prisonnier d’un rôle qui va causer l’inévitable rupture.
« …- subsiste, continuité plus fort que le temps, la sensation froide de se savoir toujours un ennemi. Un ennemi dont on ne déteste pas tellement les excès, les incessants empiètements et le libre arbitre, même pas la familiarité qui se veut paternelle et le tutoiement, protecteur, mais la présence. Une présence sans face, sans yeux, anonyme comme lui, la victime, mais qu’il tente tout en se penchant chaque jour sur son œuvre, au fond de son échoppe, de renier. » (p.18)
Même si l’absence de l’Homme est déjà une réalité dans le couple algérien par la séparation des rôles, l’homme à l’extérieur et la femme à l’intérieur, la guerre va provoquer les absences physiques. Les hommes sont partis à la montagne ou en France pour lutter ou pour rechercher une meilleure vie. Cette absence de l’Homme réveillera une force d’agir et un besoin d’indépendance chez les femmes pour être et pour exister en tant qu’individus. C’est cette libération que nous pouvons suivre dans un récit qui se déroule au cours d’une journée. On se sent comme dans un film, projetés dans des scènes différentes où les couples, les personnages de cette histoire se croisent. Ils partagent leurs angoisses et la recherche d’une vie intérieure dans un environnement qui devait briser tout espoir d’avenir. Pourtant c’est justement l’espoir d’un lendemain meilleur qui anime les personnages et conduit l’avancement du récit.
10 mars 2012
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