Par Assia Djebar
"Au plus loin dans la maison du père
Ce matin, le premier en terre américaine, en cette année 1996, ces mots en moi :
-Tu négocies toujours avec ton pays, mais mal. Tu veux le quitter et ne pas le quitter, l’oublier et ne pas l’oublier, le maudire et le célébrer…Tu lui tournes le dos, tu vas au plus loin, cela te fait mal- une déchirure qui n’en finit pas - tu vas le plus loin possible et au plus loin tu te sens davantage des ailes pour t’envoler, t’alléger, rêver continûment et gratuitement ; tu sens vivacement tes pieds en tous lieux battre le rythme, la vie, le bonheur ou son illusion.
Oui, tu acceptes d’aller vivre le plus loin possible, en Louisiane ou en Californie et demain au Japon, en Inde, au Thibet ou dans les sables des routes d’autrefois, des routes de la soie, au cœur le plus nombreux de l’Asie, de l’Orient, le plus loin possible jusqu’à te retrouver vers la fin - lui, le pays - face à toi, te bloquant encore l’issue, révélant ailleurs ses murs, sa prison, son opacité.
Tu vis le plus loin possible de l’Algérie ; désormais tu veux lui tourner le dos une fois pour toutes, et là…
Là des yeux larges, des yeux profonds au regard immobile te poussent dans le dos, s’ouvrent et s’élargissent dans ton dos, oui, et c’est pour regarder encore ce pays et son drame, et son sang, contempler à la fois sa traîtrise, son martyre et…
Et sa malédiction.
Des yeux ? Les yeux de la langue, les yeux de la mémoire perdue…La lampe qui bruisse et qui n’a plus de mot en toi, la muette souterraine qui n’a pas plus de force pour mouvoir la main et inscrire (quels en seraient les caractères ?) l’alphabet étrange dont s’entoura, avant de mourir Tin Hinan.
La langue sans les signes, avec seulement un bruit qui écorche, qui désaccorde la seconde langue - celle-ci se dit sacrée, elle te rendait bègue devant ta mère et ses amies poétesses qui déclamaient, qui improvisaient mais toujours en cette seconde langue, langue du Livre quand elles pleuraient la mort en vers de lacération -, tout ce temps, la première, la secrète, la païenne, la langue qui assourdissait, qui réclamait dialogue, qui au fond de ton larynx soliloquait jusqu’à t’étouffer, tout ce temps, la langue primitive qu’on prétend barbare, aurait pu danser en toi et te faire danser, mais trop tard !
Trop tard, tu t’envolais ailleurs, dehors, dans un espace où les langues et les corps s’emmêlaient en fantaisie, en liberté : chœur et ballet s’enrichissaient, se diversifiaient - et en premier, pour toi, la langue franque qui pour te séduire, cachait son prix de sang (les plaies sanglantes de cadavres de tes ancêtres que ses maîtres avaient abattus et qu’elle avait, elle, enterrés) , la franque donc qui exposait devant toi, en appât, les mots de ses poètes, de ses rêveurs, de ses chimériques et jusqu’aux chants et aux plaintes de ses femmes, des sœurs possibles en effet, et au cœur brave.
Il y eut à sa suite la langue grecque, puis l’italienne, puis…
Pour lire la suite veuillez vous rendre sur le lien
Lien proposé par Dahbia Ammour
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire