Suite à la lecture de l'écrit de Denise Djoulah sur Nulle part dans la maison de mon père (voir publication du 10 février 2010), je prends la plume à mon tour, d'abord pour la remercier de nous offrir généreusement sa traversée du roman et de partager avec finisse et délicatesse sa lecture, et pour exprimer l'émotion qui a pris possession de moi, me faisant vivre à nouveau voire sous un autre jour le roman, plus d'un an après. Tout a commencé par la découverte de la critique littéraire décrivant le roman le plus intimiste de l'écrivaine. Critique étonnante et mystérieuse de présenter ainsi son nouveau roman puisque avec L'amour, la fantasia, nous sommes au plus près du corps et de la chair, qui parcourt les profondeurs du corps féminin à la recherche des traces d'un passé, d'une histoire, celle de l'Algérie, de la femme-Algérie, du corps féminin de l'Algérie, pour donner sens au présent, pour tenter de construire une mémoire, une sépulture pour nos ancêtres. Je me suis dit que certainement je n'avais pas la même perception et conception de l'intimité - déformation professionnelle.
Puis, il eut l'intervention de Mireille Calle-Gruber (14/10/08), invitée par Amel Chaouati, venue partager avec nous le dernier roman Nulle part dans la maison de mon père – je ne l'avais pas encore lu.
Deux moments ressortent de l'échange :
1. Un passage du roman lu par l'invitée, qui se trouve vers la fin du roman - les pages 401 à 406. J'ai été très sensible à la voix et à la tonalité où jaillira une phrase qui ne me quittera pas et ne cessera de résonner en moi "Se dire à soi même adieu". Ce fut à la fois une phrase dense - qui danse -, violente, émouvante et la clef même du parcours de l'écrivaine.
Cinquante ans d'écriture. Oui cinquante ans! Un demi siècle d'écriture où Assia Djebar a sué les mots/maux dans tous le sens pour ouvrir un chemin. Un démi siècle pour arriver à tourner une page/des pages. Un demi siècle pour enfin commencer à vivre des deuils non advenus. Un demi siècle pour enfin pleurer nos morts. Un demi siècle pour enfin se réapproprier nos morts, nos ancêtres, notre histoire réduite en poussière. Un demi siècle pour combattre contre le blanc de l'histoire, le blanc de l'Algérie, pour affronter le silence, les non dits et l'absence d'histoire afin de tisser un linceul pour nos morts. Un demi siècle de construction et de déconstruction où l'histoire collective, l'histoire de l'Algérie et l'histoire singulière se sont croisées et décroisées, pour qu'un soi émerge - on en revient à l'intimité. Un demi siècle pour dire Je. Un demi siècle pour oser dire "j'existe" contre "l'effacement de l'être algérien" enseigné à l'école française en Algérie (Héléne Cixous Les rêveries de la femme sauvage. Scène primitive.)
2. La remarque de l'invitée qui, selon elle, le titre n'a aucun lien avec le contenu de l'oeuvre. Je considère pour ma part qu'il se trouve au coeur du roman et encore une fois révélateur du parcours de l'auteure. Il se situe dans un continuum dans ce que l'écrivaine a écrit et ce que j'ai pu en lire. Assia Djebar a souffert d'être écartée de la lignée maternelle bien qu'elle découvre une jouissance d'acquérir une liberté par le biais des études et d'être en mouvement alors que ses cousines sont enfermées entre quatre murs. Déjà qu'elle se sentait écartée de la lignée maternelle, si en plus elle est rejetée par le père, par le symbole paternel, la maison du père, c'est se sentir et être nulle part et en dehors de toute histoire, de toute inscription. C'est-à-dire en dehors toute symbolisation et historisation transgénérationnelle.
Quant à la lecture, la traversée de l'oeuvre, il y a plus d'un an déjà, j'ai été profondément touchée par quatre instants dont un a été déjà évoqué précédemment - "Se dire adieux à soi même".
1. Le titre en lui même ne cessait de raisonner en moi ainsi "Nulle part ailleurs dans la maison de mon père". Je m'accrochai étonnamment à ce titre. Il fallait absolument être dans la maison du père car inconcevable d'être à l'extérieur et insupportable d'être nulle part.
2. Le passage sensoriel et sensuel de découvrir pour la première fois la musique et son effet sur elle adolescente à ce moment là. Le plaisir de ressentir, d'être traversée par les sonorités véhiculées par le pianiste. De sentir son corps en éveil et en vie. Le plaisir de sentir et de se ressentir.
3. Le passage à l'acte. La tentative de suicide. Nous sommes emportés par un tourbillon où aucune autre échappée n'est possible que la mort. Un tourbillon qui nous emporte vers la relation au père, à son père. La relation au père et le devenir d'être une femme pour les femmes algériennes. Le père qui est censé ouvrir le chemin vers notre féminité et notre liberté et identité sexuelle. Assia Djebar se heurte à l'interdit d'être une femme libérée et découvre qu'elle ne peut être et devenir qu'une femme enfermée sur elle même. Comme si pour devenir et être femme, il est nécessaire d'être à l'intérieur de la maison paternelle et que le contenant paternel ne permettrait pas de le dépasser.
Amel Chaouati dans son article Dialectique du rapport masculin-féminin dans l'oeuvre d'Assia Djebar. L'homme et la femme en Algérie, souligne que la femme algérienne est garante de l'histoire de l'Algérie, de la mémoire des ancêtres.
S'ensuit alors que l'homme protégerait le creux féminin, la sexualité, qui abriterait l'histoire, fermé à double tour pour la préserver et la transmettre. Le creux féminin serait le socle de l'histoire dont le père/le frère serait le conservateur qui à son tour le transmettrait à l'époux comme un gage voire une dot de la pureté de la lignée.
Avec l'invitée, il a été question également de la difficulté de Assia Djebar d'attaquer le père, de pouvoir exprimer la colère. Il a fallu la mort du père pour qu'elle puisse écrire la relation qui la liait à lui. La figure du père est-elle précaire et fragile qu'il soit difficile d'y toucher même par l'intermédiaire des mots, qui sont censés faire tiers? Nourredine Saadi écrivain - invité par Amel Chaouati le 14 Avril 2009 – précise que parce que la forme d'écriture romanesque était absente en Algérie avant le vingtième siècle, elle n'a pas favorisé l'émergence de la fiction et de l'imaginaire chez les algériens. Est-ce pourquoi aujourd'hui, la réalité des mots, des mots exposés, explose en pleine figure comme des bombes à retardement? Serions nous encore/en corps en guerre avec les mots, avec l'écriture, avec la langue française? La vulnérabilité de la figure du père expliquerait-elle alors pourquoi et en quoi pour la femme algérienne il est difficile, voire impossible de résoudre son complexe d'oedipe l'amenant à son émancipation- sachant que la résolution du complexe d'oedipe symbolise la mort psychique du père.
Nous apercevons au fil, et dans ces mailles, que la relation père-fille est très complexe et se trouve tissée l'un dans l'autre pour sauvegarder et faire tenir tant bien que mal une histoire collective précarisée par la colonisation et la guerre d'Algérie. Maintenir- une main à tenir qui lie le père à sa fille- Ecrire de main morte l'intitulé de l'intervention de Mireille Calle Gruber - un Je collectif à défaut d'avoir pu avoir un Je individuel.
Avant de déposer ma plume et vous laisser à votre propre réflexion et cheminiment personnel, je souhaiterais citer un passage de Jacques Derrida extrait de l'ouvrage Le monolinguisme de l'autre - passage révélateur, me semble-t-il, d'un sens - parmi d'autres- à donner à la relation père-fille d'une part et au parcours de Assia Djebar tout au long de ses cinquante années d'écriture d'autre part: " Ce que je dis, celui que je dis, ce je dont je parle en un mot, c'est quelqu'un, je m'en souviens à peu près, à qui l'accès à toute langue non française (arabe dialectal ou littéraire, berbère, etc.) a été interdite. Mais ce même je est aussi quelqu'un à qui l'accès au français, d'une autre manière, apparemment détournée et perverse, a aussi été interdit. D'une autre manière, certes, mais également interdit. Par un interdit interdisant du coup l'accès aux identifications qui permettent l'autobiographie apaisée, les "mémoires" au sens classique. Dans quelle langue écrire des mémoires dès lors qu'il n'y a pas eu de langue maternelle autorisée? Comment dire un "je me rappelle" qui vaille quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en même temps, par-delà ce déferlement d'amnésie qu'a déchaîné le double interdit ?" (P 56-57)
Puis, il eut l'intervention de Mireille Calle-Gruber (14/10/08), invitée par Amel Chaouati, venue partager avec nous le dernier roman Nulle part dans la maison de mon père – je ne l'avais pas encore lu.
Deux moments ressortent de l'échange :
1. Un passage du roman lu par l'invitée, qui se trouve vers la fin du roman - les pages 401 à 406. J'ai été très sensible à la voix et à la tonalité où jaillira une phrase qui ne me quittera pas et ne cessera de résonner en moi "Se dire à soi même adieu". Ce fut à la fois une phrase dense - qui danse -, violente, émouvante et la clef même du parcours de l'écrivaine.
Cinquante ans d'écriture. Oui cinquante ans! Un demi siècle d'écriture où Assia Djebar a sué les mots/maux dans tous le sens pour ouvrir un chemin. Un démi siècle pour arriver à tourner une page/des pages. Un demi siècle pour enfin commencer à vivre des deuils non advenus. Un demi siècle pour enfin pleurer nos morts. Un demi siècle pour enfin se réapproprier nos morts, nos ancêtres, notre histoire réduite en poussière. Un demi siècle pour combattre contre le blanc de l'histoire, le blanc de l'Algérie, pour affronter le silence, les non dits et l'absence d'histoire afin de tisser un linceul pour nos morts. Un demi siècle de construction et de déconstruction où l'histoire collective, l'histoire de l'Algérie et l'histoire singulière se sont croisées et décroisées, pour qu'un soi émerge - on en revient à l'intimité. Un demi siècle pour dire Je. Un demi siècle pour oser dire "j'existe" contre "l'effacement de l'être algérien" enseigné à l'école française en Algérie (Héléne Cixous Les rêveries de la femme sauvage. Scène primitive.)
2. La remarque de l'invitée qui, selon elle, le titre n'a aucun lien avec le contenu de l'oeuvre. Je considère pour ma part qu'il se trouve au coeur du roman et encore une fois révélateur du parcours de l'auteure. Il se situe dans un continuum dans ce que l'écrivaine a écrit et ce que j'ai pu en lire. Assia Djebar a souffert d'être écartée de la lignée maternelle bien qu'elle découvre une jouissance d'acquérir une liberté par le biais des études et d'être en mouvement alors que ses cousines sont enfermées entre quatre murs. Déjà qu'elle se sentait écartée de la lignée maternelle, si en plus elle est rejetée par le père, par le symbole paternel, la maison du père, c'est se sentir et être nulle part et en dehors de toute histoire, de toute inscription. C'est-à-dire en dehors toute symbolisation et historisation transgénérationnelle.
Quant à la lecture, la traversée de l'oeuvre, il y a plus d'un an déjà, j'ai été profondément touchée par quatre instants dont un a été déjà évoqué précédemment - "Se dire adieux à soi même".
1. Le titre en lui même ne cessait de raisonner en moi ainsi "Nulle part ailleurs dans la maison de mon père". Je m'accrochai étonnamment à ce titre. Il fallait absolument être dans la maison du père car inconcevable d'être à l'extérieur et insupportable d'être nulle part.
2. Le passage sensoriel et sensuel de découvrir pour la première fois la musique et son effet sur elle adolescente à ce moment là. Le plaisir de ressentir, d'être traversée par les sonorités véhiculées par le pianiste. De sentir son corps en éveil et en vie. Le plaisir de sentir et de se ressentir.
3. Le passage à l'acte. La tentative de suicide. Nous sommes emportés par un tourbillon où aucune autre échappée n'est possible que la mort. Un tourbillon qui nous emporte vers la relation au père, à son père. La relation au père et le devenir d'être une femme pour les femmes algériennes. Le père qui est censé ouvrir le chemin vers notre féminité et notre liberté et identité sexuelle. Assia Djebar se heurte à l'interdit d'être une femme libérée et découvre qu'elle ne peut être et devenir qu'une femme enfermée sur elle même. Comme si pour devenir et être femme, il est nécessaire d'être à l'intérieur de la maison paternelle et que le contenant paternel ne permettrait pas de le dépasser.
Amel Chaouati dans son article Dialectique du rapport masculin-féminin dans l'oeuvre d'Assia Djebar. L'homme et la femme en Algérie, souligne que la femme algérienne est garante de l'histoire de l'Algérie, de la mémoire des ancêtres.
S'ensuit alors que l'homme protégerait le creux féminin, la sexualité, qui abriterait l'histoire, fermé à double tour pour la préserver et la transmettre. Le creux féminin serait le socle de l'histoire dont le père/le frère serait le conservateur qui à son tour le transmettrait à l'époux comme un gage voire une dot de la pureté de la lignée.
Avec l'invitée, il a été question également de la difficulté de Assia Djebar d'attaquer le père, de pouvoir exprimer la colère. Il a fallu la mort du père pour qu'elle puisse écrire la relation qui la liait à lui. La figure du père est-elle précaire et fragile qu'il soit difficile d'y toucher même par l'intermédiaire des mots, qui sont censés faire tiers? Nourredine Saadi écrivain - invité par Amel Chaouati le 14 Avril 2009 – précise que parce que la forme d'écriture romanesque était absente en Algérie avant le vingtième siècle, elle n'a pas favorisé l'émergence de la fiction et de l'imaginaire chez les algériens. Est-ce pourquoi aujourd'hui, la réalité des mots, des mots exposés, explose en pleine figure comme des bombes à retardement? Serions nous encore/en corps en guerre avec les mots, avec l'écriture, avec la langue française? La vulnérabilité de la figure du père expliquerait-elle alors pourquoi et en quoi pour la femme algérienne il est difficile, voire impossible de résoudre son complexe d'oedipe l'amenant à son émancipation- sachant que la résolution du complexe d'oedipe symbolise la mort psychique du père.
Nous apercevons au fil, et dans ces mailles, que la relation père-fille est très complexe et se trouve tissée l'un dans l'autre pour sauvegarder et faire tenir tant bien que mal une histoire collective précarisée par la colonisation et la guerre d'Algérie. Maintenir- une main à tenir qui lie le père à sa fille- Ecrire de main morte l'intitulé de l'intervention de Mireille Calle Gruber - un Je collectif à défaut d'avoir pu avoir un Je individuel.
Avant de déposer ma plume et vous laisser à votre propre réflexion et cheminiment personnel, je souhaiterais citer un passage de Jacques Derrida extrait de l'ouvrage Le monolinguisme de l'autre - passage révélateur, me semble-t-il, d'un sens - parmi d'autres- à donner à la relation père-fille d'une part et au parcours de Assia Djebar tout au long de ses cinquante années d'écriture d'autre part: " Ce que je dis, celui que je dis, ce je dont je parle en un mot, c'est quelqu'un, je m'en souviens à peu près, à qui l'accès à toute langue non française (arabe dialectal ou littéraire, berbère, etc.) a été interdite. Mais ce même je est aussi quelqu'un à qui l'accès au français, d'une autre manière, apparemment détournée et perverse, a aussi été interdit. D'une autre manière, certes, mais également interdit. Par un interdit interdisant du coup l'accès aux identifications qui permettent l'autobiographie apaisée, les "mémoires" au sens classique. Dans quelle langue écrire des mémoires dès lors qu'il n'y a pas eu de langue maternelle autorisée? Comment dire un "je me rappelle" qui vaille quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en même temps, par-delà ce déferlement d'amnésie qu'a déchaîné le double interdit ?" (P 56-57)
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