J'ai eu l'agréable surprise de recevoir ce compte-rendu de la part de Leonor Merino, professeur à l'université autonome de Madrid, suite à la conversation qu'elle eu avec Assia Djebar dans le cadre du Hay festival à Grenade, le 10 mai dernier.
Leonor Merino Parle d'un don qu'elle fait au club de lecture. Je la remercie vivement pour cette générosité et ce partage qui permettent d'élargir le cercle du club de lecture.
A.C.
Photo:A.Chaouati 2009
Leonor Merino
Amies, Amis, j’ai le plaisir de vous offrir mon compte rendu suite à ma rencontre avec Assia Djebar à Grenade, dans le cadre de Hay festival, le 10 mai 2009.
Assia Djebar se montrait telle qu’elle est dans la vie : naturelle. Ses mots étaient éclatants. Le public était si fasciné qu’il était en communion devant elle. Les questions sont ensuite arrivées et la fin de la rencontre s’est terminée par le retentissement de chaleureux applaudissements. Deux roses blanches nous ont été offertes -l’une pour Assia Djebar, l’autre pour moi-, et une file d’attente enthousiaste attendait pour obtenir une signature sur l’un de ses romans.
Les organisateurs nous ont dit que cette rencontre était l’une des plus émouvantes.
PRÉSENTATION
Elle est née à Cherchell (Césarée de Maurétanie: l'ancienne capitale, ruinée, puis repeuplée par l’exode andalouse).
Grâce au don d’amour de son père (qui était instituteur de français pour des enfants dits "indigènes"), la petite Fatima entre à l’école française, ce qui l’a éloignée d’un avenir “obscur”, destiné à l'enfermement des fillettes nubiles dans l’Algérie de cette époque -: “Fillette arabe allant pour la première fois à l'école, un matin d'automne, main dans la main du père”. Dans cette phrase si limpide, elle décrit ses premiers pas vers le français. Elle le raconte tout aussi majestueusement au début et à la fin (comme une métaphore dans “La tunique de Nessus”) de L'Amour, la fantasia.
Ainsi lorsqu’on demande à sa mère pourquoi sa fille ne porte pas encore le voile, la mère répond: “Hiya taqra” = “Elle lit”. C’est-à-dire en arabe: “elle étudie” (A. F.).
Assia Djebar passe le baccalauréat et part pour Paris où elle obtient sa licence en Histoire. En 1955, elle est déjà la première femme algérienne à être reçue au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure à Sèvre. Sa carrière de professeur l’a amené aux Universités de Rabat, Alger, Bâton-Rouge aux États Unis, et Silver Chair Professor à New York University.
Assia Djebar dont l’œuvre a été traduite en vingt-quatre langues, a reçu un nombre impressionnant de prix littéraires; citons entre autres le Grand Prix de la Paix, des librairies allemandes (Francfort, 2000). Elle a été élue à l’Académie Royal de Langue Française de la Belgique (1999). Docteur honoris causa des universités de Vienne (1995), Concordia (Montréal, 2000) et Osnabrück (Allemagne, 2005). Elle est Membre de l’Académie Française (2006), devenant ainsi le premier écrivain arabe -et de surcroît la première femme arabe- de cette très importante Institution, depuis sa création par le cardinal Richelieu en 1635.
Le 22 juin 2006, Assia Djebar prononce un excellent discours pour cette occasion si mémorable, ce qui rappelle son ancrage dans son pays : “Mesdames, Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !” Elle l’avait déjà dit antérieurement: “Plus d’un siècle [cent trente-deux années] qui a fini avec un écorchement” (V. P.).
SON OEUVRE
L’écrivaine offre une grande importance au langage du corps, car le corps est aussi une langue (le langage verbal ou écrit n'est pas le seul langage possible):
“Tandis que l’homme continue à avoir quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir, avant d’ahaner : le français pour l’écriture secrète, l’arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-berbère quand nous imaginons retrouver les plus anciennes de nos idoles mères. La quatrième langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi émancipées, demeure celle du corps que
Ses œuvres sont solidement structurées sur plusieurs strates qui se juxtaposent, ou fonctionnent en parallèle, se frôlent, et se transforment dans une unité, car il y a toujours un fil d’Ariane qui relie les chapitres: les recherches historiques, littéraires, artistiques s’enlacent avec la vie, avec l’imaginaire de la narratrice, s’inspirant quelque peu de l’expérience proustienne.
L’art de l’architecture de son écriture intertextuelle est fondé sur la lecture et l’écoute. En effet, Assia Djebar est une conteuse écouteuse. Elle reste en arrière-fond, tout en étant très réceptive, généreuse et humble. Elle est l’une des écrivaines qui sait mieux “voir” le monde “muet” des femmes algériennes. Elle a choisi de laisser résonner la clameur de ces voix ensevelies jusqu'à en être remplie, façonnée, avec “le désir sauvage de ne pas oublier” : “Les femmes, les oubliées, car elles n’ont pas d’écriture, forment, comme de nouvelles bacchantes, la procession funèbre” (V. P.). “Ma bouche ouverte expulse indéfiniment la souffrance des autres, des ensevelies avant moi” (Idem.).
Assia Djebar est un bel exemple de hétéroglossie, dans le carrefour des langues, à l’image de l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi -qui vient de s’éteindre- qui a été un chanteur joyeux d’un récit qui parle en langues.
Le style littéraire de Assia Djebar réunit l’Histoire : elle utilise des documents d’archives qui forment la base historique de sa reconstitution du passé, la fiction : la force de son imaginaire et de son amour pour l’écoute de l’écheveau entrelacé des langues - la langue française en habit de gala : son “armure”, la langue arabe séductrice : son désir : Le tout a façonné une écriture dans un style élégant qui provoque de multiples questionnements et renvoie un amour sincère pour l’Algérie, car dans son identité transnationale, Assia Djebar nous parle de la destinée de son peuple.
Elle possède l’art magique de raconter et le charme d’une écriture évocatrice de sensations subtiles, non seulement en ce qui concerne la sonorité de la parole choisie, mais aussi au niveau de l’intellect, tant que ses romans sont riches en évocation historique, en références sociales et en expressions psychologiques. Elle s’abandonne au flux de la mémoire intimiste, entre le va-et-vient du temps et de l’espace, sculptant les mots, exprimant les paroles véhémentes pour pousser la recherche plus loin encore, dans l’Histoire, la musique, l’art, la philosophie, l’archéologie, le grec antique, le latin, la langue libyque-berbère et la mémoire collective. Toujours avec une grande émotion, avec une lucidité sensible, avec une pudeur exquise, dans la trace d’une histoire individuelle dont son ombre projetée n’est autre que celle de son peuple algérien et de ses origines. Elle est un scribe de l’Histoire de son peuple. Elle endosse la souffrance des algériens -l’espoir aussi- qu’elle intègre à sa propre histoire. Mesdames et Messieurs, quand la fiction s'adosse à l'Histoire contemporaine, une certaine vérité éclaire alors notre monde.
[J’ai parlé tout brièvement de quelques-uns de ses romans tout au long de notre conversation, en m’appuyant sur ce travail (que j’offre maintenant au club de lecture Assia Djebar), que j’ai préparé pour ce genre de rencontre où il y a un public hétérogène et dévoué; j’ai lu (en espagnol) quelques extraits de quelques-uns de ses ouvrages, et j’ai parlé de la manière poétique que Assia Djebar a de prendre sa camera photographique].
Ouvrages
La Soif (1957), c’est écrire pour sortir de soi, c’est la conquête de l’espace, la liberté de voir et d’être vue, l’élargissement de l’horizon, une envie de bouger, de voguer, de se dissoudre dans l’azur (un luxe incroyable dans les années cinquante et particulièrement dans le monde arabo-musulman). Ce corps mobile qu’on trouve dans toute son œuvre jusqu’à son dernier ouvrage Nulle part dans la maison de mon père. Devenir une flamme pour chasser du corps l’obscure cause de toute peine -nous a dit Assia Djebar-. Ou bien “si la liberté est un mot trop grand, soyons plus modestes et désireuses uniquement de respirer au grand air”.
Cependant à l’instar de Picasso, Assia Djebar désire les arracher des modèles crées par le peintre romantique français pour leur garantir une émancipation physique -la libération des espaces fermés-, une émancipation métaphysique -la libération du silence-.
Et encore: “L’autobiographie menée au bout dans la langue ennemie se tisse comme une fiction, au moins jusqu’à ce que l’oubli des morts transportés par l’écriture ne produit pas son anesthésie” (A. F.).
“Ma fiction est cette autobiographie qui s’esquisse, alourdie par l'héritage qui m'encombre” (A. F.).
Films et longs métrages
Une facette qu’on ne peut pas taire dans le parcours intellectuel de cette écrivaine, c’est son activité cinématographique. Grâce au miroir qui dort dans sa caméra photographique et à la lanterne magique, Assia Djebar éclaire, tout d’un coup, d’innombrables présences de femmes. Leur image est, avant tout, l’appréhension du silence afin de rendre perceptible l’au-delà de l’évidence.
- La nouba des femmes du mont Chenoua (prix au Festival de Venise, 1979). Chaque fois que la femme prend la parole, dans son expression personnelle, la caméra s’arrête, reste fixée, et la voix remonte le temps. Cette nouba est au cœur de la 3ème partie de Vaste est la prison. Ce film -à côté de Nah’la (L’abeille) du cinéaste algérien Farouk Beloufa et de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra-, est une des idées cinématographiques la plus intelligente et la plus brillante du cinéma algérien.
- La Zerda ou Les Chants de l’oubli (Prix au Festival de Berlin, 1983). Un montage à partir des archives, de la mémoire et de l’histoire, sur le Maghreb colonial qui reposait sur la séparation entre les images exotiques en usage -organisées par les forces coloniales afin de fêter et applaudir les visites des politiciens français-, et la réalité vécue par la population autochtone évoquée dans la bande sonore. Les images françaises laissent entendre le chant des “autres oubliés” dans ce film.
Théâtre
Rouge l’aube (1969), une pièce qui continue d'aborder les thèmes de l'amour et de la guerre de l’Algérie pour sa libération.
Une pièce théâtrale de Tom Eyen sur Marilyn Monroe (1973).
Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête (2000): un drame musical en cinq actes.
Aïcha et les femmes de Médine (2001): un drame musical en trois actes.
Leonor Merino
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