Compte-rendu de la conférence
Par Amel Chaouati
I
Après un premier train de la journée, puis un second, le troisième m’emmène à Blois. Le train est annoncé avec du retard. Petite inquiétude.
Je m’installe en dehors de la gare, sous un soleil d’octobre particulièrement réchauffant. Je finis la lecture de la saisissante pièce de théâtre, Les justes écrite par Albert Camus.
Le train est enfin là. Je choisis une voiture où je suis seule. Je peux enfin m’installer confortablement. J’apprécie le silence et le repos les yeux clos. Le train repart lentement; je me laisse portée par le léger bercement.
La porte de la voiture s’ouvre. Je devine une présence qui cherche à s’installer. Une présence masculine peu discrète, me fais-je la remarque.
Déçue par l’interruption de cette quiétude, j’ouvre les yeux pour jeter un regard sur le grand groupe qui arrive d’une seule vague ; or je note non sans surprise qu’ils ne sont que quatre hommes; Ils paraissent si embarrassés, qu’ils donnent l’air de porter plus que leur seule valise, un fardeau.
Ils vont et viennent, ne pouvant trouver place dans une voiture où le seul siège occupé était le mien. Ils se parlaient fort mais leur bavardage était sans objet précis.
Je continue malgré moi à les observer discrètement car je suis saisie par leur agitation. Ils vont d’une place à une autre, s’assoient, se relèvent.
Finalement, deux d’entre eux finissent par se poser face à face, sur la rangée parallèle à la mienne et au même niveau que moi. Le troisième s’éloigne pour parler au téléphone discrètement ; il semble avoir une conversation agréable. Le quatrième homme s’isole, la tête lourdement appuyée contre la vitre. Les deux premiers l’interpellent ; lui demandent pourquoi il ne viendrait pas s’assoir avec eux. L’homme esseulé marmonne une réponse incompréhensible.
Au moment où je me décide d’oublier ces voyageurs en détournant les yeux vers la fenêtre et regardant distraitement le paysage défiler de plus en plus vite, j’entends soudain une voix nette et glacée:
- Aujourd’hui on a renvoyé une érythréenne et ses enfants dans son pays.
Silence. Long silence.
La phrase lancée au dessus des rangées de fauteuils vient du côté de l’homme esseulé. Mon corps tout entier frissonne. Ma pensée se fige. Je suis saisie par une profonde sensation d’inquiétude.
Un temps de silence pesant. L’homme se lève et se dirige vers ses compagnons de voyages probablement des collègues. Il s’assoit. Entre lui et moi, seul l’espace du couloir de la voiture nous sépare.
Avec les yeux, Je m’agrippe au paysage qui galope à grande vitesse afin de supporter d’écouter la suite. L’inconnu parle bas cette fois-ci. Il a dû se ressaisir.
- Mais que vont-ils devenir, elle et ses enfants ? Ils vont mourir !
Le train gronde très fort devant la souffrance de cet inconnu qui a dû assister désarmé à une décision à laquelle il n’adhère pas.
Leur quatrième compagnon les rejoint. Il semble ramener avec lui le silence.
Maintenant ils sont tous les quatre. Ils sortent un jeu de carte. Et ils commencent une première partie. En dehors des cartes, aucun ne remet le sujet sur table.
L’homme a dû raconter le trajet de cette femme avant d’arriver en France. J’écoute vaguement. Car ce qui reste collé à ma peau et résonne jusqu’au moment où j’écris, c’est le cri étouffé de cet inconnu.
Mon inquiétude tombe, aussi étrange que cela puisse paraître, la détresse de l’inconnu m’apaise. Je suis soulagée.
J’arrive à la gare. Je leur cède la voiture. Mon corps surgit de la mécanique. Sur le quai, je me laisse porter par le flot des voyageurs pour me conduire vers la sortie.
Une fois dans la rue, je demande la direction de la halle au grain. C’est là qu’Assia Djebar donnera une conférence dans le cadre du onzième rendez-vous de l’histoire. Cette année le thème rest consacré à l’Europe.
Tout le long de mon trajet dans la ville de Blois, la voix de l’étranger me poursuit. Car mon esprit n’est pas descendu du train où quatre inconnus jouaient aux cartes pour tenter d’oublier.
II
Après une longue et patiente attente devant la porte de la salle de conférence, le public très nombreux, peut enfin s’installer dans un vaste espace, dans une ambiance feutrée pour écouter Assia Djebar présenter sa conférence qu’elle a choisi d’intituler « En Europe, moi l’étrangère ».
Je note qu’elle a changé le titre de son intervention; celui annoncé dans le programme est « Traces écrites, traces effacées… des exilés en Europe ».
Je souris avec amertume et je m’étonne de l’extraordinaire coïncidence.
Pendant trois quart d’heure, sur un ton engagé sinon engageant, Assia Djebar « couturière de symboles » se dresse, témoin et gardienne de la mémoire des migrants sur son territoire littéraire libre, cet « espace tiers qui devient le lieu de cicatrisation ».
Elle peint la trajectoire des peuples venus des quatre coins du monde en Europe, depuis le Maures en passant par les Tziganes, les juifs, aujourd’hui des maghrébins et des africains des Turques, les tamouls… tous ces peuples qui « vivent leur métissage mouvant comme un métissage forcé. Ils perdent au jour le jour eux, mais davantage leurs enfants, un peu plus de leur langue d’origine, maille après maille, silence après silence, et ils s’expriment dans la langue de l’hospitalité contrainte et fluctuante».
Elle rappelle que l’histoire de la langue française est attachée à l’histoire des peuples et des colonisations, celle notamment qui la lie à l’Algérie.
Les langues, française, arabe, tamoul, hébraïque, kabyle, turque, allemande… se croisent, des écrivains et des anonymes se retrouvent sur le même territoire langue au point qu’on se demande si tous ces migrants, devenus des héros anonymes grâce à la beauté du style, n’anoblissent pas les écrivains et philosophes grands les uns après les autres.
V .Wolf, I. Bachmann, E. Morante, M. Dib, G. De Nerval, G. Ekelöf, C. Ollier, D. Kis, E. Jabès, E. Morin, E. Canetti, G. Perec, M. Zambrano, … et j’en oublie d’autres certainement, sont les perles choisies par l’écrivain ce soir pour sertir son texte.
Elle ne veut oublier aucun peuple, ni aucune blessure jusqu’à rappeler la tragédie en Bosnie au cœur même de l’Europe. Double tragédie car le drame a été étouffé.
Elle donne une place à ces mères migrantes dont le rôle est de protéger des traditions figées; elle ne peut oublier toute la descendance dont elle dira ceci « Avant de se ré ancrer, le temps s’écoule pour procréer, voir les enfants enfin vivre et pas seulement survivre (…) dans le chemin de l’ambigüité et de la double identité. Eux désormais à demi étrangers en vérité ou plutôt devenant européens dans l’étrangeté. Eux, dont le parler reste griffé de l’accent du terroir ou du quartier d’enfance c’est à dire d’ici, la langue des autres. »
Assia Djebar, ne peut faire fi de l’actualité et voudra clore son discours en pensant à tous les réfugiés « Ainsi les réfugies économiques et politiques d’aujourd’hui, venus en Europe dans cette décennie de décolonisation, semblent transporter un secret message, qu’ils soient zaïrois à Bruxelles, indonésiens à Amsterdam ou pakistanais à Liverpool; ils ne se présentent pas sur cette scène européenne en figure de remord colonial, du ressentiment des aliénations d’hier ; plutôt visage d’une mémoire des chocs et des conflits ».
En citant Edgar Morin, Assia Djebar partage l’idée que l’Europe ne peut se développer que si elle ne se fige pas mais se transforme. Pour elle « le génie européen n’est pas seulement dans la pluralité mais dans le changement. Il est dans le dialogue des pluralités qui produit le changement et le devenir de la culture européenne. C’est la rencontre fécondante des diversités des antagonismes, des concurrences, des complémentarités. »
Assia Djebar se tait. Le public est impressionné. Il applaudit. Il applaudit très longtemps.
Et je pense avec douleur à cette mère érythréenne accompagnée de ses enfants, qui avait espéré trouver protection en Europe.
III
Sur le quai attendant le dernier train du soir qui me ramène à Paris, je remarque un jeune homme de bleu vêtu, des écouteurs obstruent ses oreilles. Je l’avais aperçu parmi les quelques personnes dans le public qui avaient approché l'écrivain à la fin de la conférence. Je tente d’entamer une conversation avec lui. Je le sors du monde duquel il semblait s’extraire. Il me sourit, balbutie quelques mots tant il peine à me parler. Son émotion trop visible chargeait lourdement ses yeux et trahissait sa voix. Il s’excuse. Je suis confuse. Il me dit qu’il ne peut pas parler, tant il est encore bouleversé par la conférence durant laquelle, il n’a pu se retenir de pleurer.
Il est de père ivoirien et de mère française. Il n’a jamais pu fouler le sol africain. Pourtant ce qui est douloureux pour lui, c’est d’apprendre la disparition des membres de sa famille paternelle , jour après jour, là-bas, en Côte d'ivoire sans qu'il n’ait pu jamais les rencontrer.
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