Par Amel Chaouati
Vendredi 27 juin, le club de lecture était invité au colloque de Cerisy consacré à Assia Djebar.
Honorée par la présence de l'écrivain ainsi que la grande majorité des participants du colloque, il m'avait semblé nécessaire de présenter le club et faire le bilan de trois années d'activités.
Ce qui suit, l'essentiel du contenu de la rencontre:
"Permettez-moi de vous relater ma rencontre bouleversante avec la littérature de Assia Djebar que je compare à la rencontre avec un maître.
C’était par le plus grand des hasards, avec la lecture du roman « Loin de Médine ». Jusque là, je ne connaissais point l’auteur alors que j’avais effectué toute ma scolarité en Algérie. Je vivais depuis deux années en France pour effectuer mes études de psychologie. Alger qui fut ma ville natale devenait alors ma ville de vacances. Durant un été algérois très chaud, en 1994, et lors de ma promenade dans une librairie, je suis frappée par le titre écrit sur une couverture blanche. En réalité, ma découverte du roman doit être replacée dans un contexte politique algérien très douloureux de la décennie noire.
Tout en lisant, je ne cessais de m’étonner de l’extraordinaire de ce roman. Car j’ai été particulièrement surprise par l'audace de la plume qui touchait au sacré avec art et délicatesse et le faisait revivre sous une forme romanesque, dans la langue française.
Or, malgré cette forte impression, un sentiment étrange m’empêchait de lire les autres romans en particulier Les femmes d’Alger dans leur appartement que j’avais aussitôt acheté. Pourtant, je savais que le jour viendra…
Bien après, sept ans plus tard, en lisant Vaste est la prison, j’ai compris après-coup ce sentiment étrange. Comme Jean-Paul Sartre l’avait souligné, l'œuvre n'existe qu'au niveau exact de notre capacité en tant que lecteurs.
Dès les premières pages, le roman m’avait causé un tel choc que mon rapport à la lecture s’en est trouvé définitivement bouleversé, en particulier avec le premier chapitre. Car ce qui m’avait particulièrement touché c’était le mot l’eedou qui est venu bousculer toute ma mémoire féminine. Ce mot que j’avais entendu par l’entourage féminin pendant mon enfance et adolescence, m’avait écorché l’oreille mais sans jamais avoir eu la possibilité d’interroger ce discours.
Mais je voudrai dire ceci, malgré ma passion pour l’œuvre de Assia Djebar, il ne m’est jamais aisé de lire ses écrits. Ma lecture est toujours précédée par une période d’attente et de préparation psychologique.
Car Assia Djebar est un écrivain qui s'expose et expose en permanence le lecteur au risque d'un séisme intérieur. Elle convoque les absents, rend actif le passif, le passé renaît au présent, l'invisible devient visible, le non-dit se dit et l’ordinaire devient extraordinaire.
En somme son écriture est un travail continu de transformation, toujours à fleur de peau tant qu’elle écrit si près du corps. Elle peint la douleur avec toute la palette de nuance car elle écrit sur le fond de nombreuses blessures :
La première est liée au fait d’être née femme dans une société patriarcale, qui tend à immobiliser son corps et fait taire sa voix (voie).
La seconde blessure est liée à l’histoire coloniale, histoire encore douloureuse de part et d’autres de la Méditerranée.
La troisième blessure a pour origine le fait d’écrire dans la langue française qui fut d’abord langue de l’ennemi pour devenir grâce à un travail important sur la langue, une langue de liberté.
Et la quatrième blessure est liée à son histoire propre qui traverse tout au long son parcours d’écriture, souvent avançant côte à côte avec l’histoire nationale de l’Algérie.
Je voudrai dire ceci, l’œuvre de Assia Djebar m’a permis de lire l’histoire coloniale que je ne pouvais pas approcher et me réconcilier aussi avec la langue française que j’affectionne pourtant car j’ai toujours entendu en même temps que l’arabe.
Cette littérature m’a aussi permis de connaître autrement mon propre pays à travers l’histoire, la musique et l’art qui sont le fondement de l’architecture littéraire de l’écrivain.
En tant que femme algérienne, je pourrai conclure en disant que son œuvre est pour moi une véritable école, qui exige un effort psychique, physique et intellectuel considérable, refusant la médiocrité et la fatalité.
Voilà les raisons qui m’ont amenées à fonder ce club, qui a aujourd’hui entamé sa quatrième année.
Maintenant je voudrai partager avec vous le bilan de trois années d’activités du club, je commencerai par présenter :
Son fonctionnement
Le club de lecture est un club informel. Il n’a pas de statut juridique donc pas de financement. Pour la raison simple je ne suis pas douée en matière de gestion administrative et financière.
Il se veut cosmopolite et nomade car le lieu change à chaque rencontre.
Les lecteurs se rencontrent une fois toutes les six semaines à Paris dans un café ou restaurant.
Le programme est choisi, soit en concertation avec le groupe, soit par moi-même : il s’agit d’une lecture d’une œuvre qui peut se dérouler en présence d’un invité ou bien d’une projection.
L’outil principal c’est internet ; l’information est diffusée par email et sur quelques sites universitaires, littéraires et culturels.
Depuis bientôt un an, un blog du club est accessible à tous ; il contient les différentes programmations du club, les différentes manifestations autour de l’écrivain mais aussi tous les écrits de lecteurs.
Les lecteurs
Depuis trois ans, le nombre varie d’une séance à une autre. Il peut y avoir trois personnes jusqu’à une trentaine lors d’une projection.
Une majorité des participants sont des femmes. Quelques fois des hommes peuvent être présents.
Il y a trois générations qui se rencontrent. La génération d’avant la guerre d’Algérie, la génération après la guerre d’Algérie et la jeune génération principalement étudiante.
Le public est cosmopolite : il ya eu des marocains, grecques, américains, italiens, soudanais, roumains…
Une fréquentation relativement peu nombreuse de lecteurs algériens et français.
Les raisons de leur participation
Il y a d’abord tous les passionnés de l’œuvre de Assia Djebar, qui viennent partager leur propre expérience de lecture.
Certains viennent pour découvrir l’écrivain.
Des étudiants fréquentent le club car un thème ou un programme est en lien avec leurs recherches universitaires.
Il y a aussi des professionnels qui y participent afin de s’imprégner des réflexions et échanges autour de l’œuvre de l’écrivain dans le but de nourrir leur projet : la co-réalisatrice du film Assia Djebar, la soif d’écrire, était venue à plusieurs rencontres pour préparer le film.
Les ouvrages lus
Lorsque le choix se porte sur un roman, deux rencontres son prévues afin de pouvoir avoir un échange suffisent.
- La disparition de la langue française
- Vaste est la prison
- L’amour, la fantasia
- Ces voix qui m’assiègent
- Article Les yeux de la langue
- Lecture du discours à l’Académie française
Thèmes
- Expression des sentiments amoureux dans l’œuvre
- La question des langues : pourquoi écrire en français, la langue maternelle, la fonction d’une langue.
Projections
- La nouba des femmes du mont Chenoua
- Assia Djebar ou l’écriture dévoilée
- Assia Djebar, la soif d’écrire
Invités
- L’écrivain Assia Djebar était l’invitée d’honneur ; elle a dialogué avec les lecteurs qui ont fréquenté le club.
- Jennie Williams, ancienne assistante de l’écrivain à l’université de New York nous avait fait partagé sa rencontre avec Assia Djebar En Louisiane. Elle avait choisi de lire « Les yeux de la langue » (Voir son article sur le blog).Ma rencontre avec cette jeune femme devenue a été touchante. Car sa sensibilité de femme, américaine, avant d’être une universitaire m’avait profondément émue et cette rencontre m’a bien confortée dans l’idée que l’écriture de Assia Djebar qui part de la société algérienne et d’éléments biographiques tend vers l’universel.
- Dimitra Douskos, psychanalyste et chercheur, a découvert Assia Djebar par le biais de club de lecture. Elle l’avait entendu au club pour la première fois. Elle devait préparer une conférence pour l’université de Leuven. Après avoir écouté l’écrivain elle avait décidé de faire un travail comparatif entre l’œuvre de Assia Djebar et Bracha Eittinger qui est artiste peintre et psychanalyste.
- Virginie Oks, réalisatrice du film Assia Djebar, la soif d’écrire avait souhaité présenté le film nous offrant des séquences inédites capitales qui n’ont pas été retenues pour le film.
A cette soirée, nous avions été honorés par la présence de la mère de Assia Djebar.
Participation aux différentes rencontres organisées à Paris pour écouter Assia Djebar
- Académie française , la lecture du discours sous la coupole
- La maison des écrivains pour écouter le récit « la beauté de Joseph »
- Centre Pampidou « écrire, pourquoi ?
- Association texte et voix : lecture par Nicolas Pignon et christine Barault dans le cadre du festival « texte et voix »
Invitation
Le club a été invité par le club de francophonie de l’ENS sur le thème « Ecrire Assia Djebar »
Que j’ai eu le plaisir de présenter.
Médias
- Le site Africultures qui a publié l’article: « Assia Djebar à l’Académie française : comment-taire ? »
- Le quotidien algérien El Watan, a publié une interview qui a permis de faire connaître le club du côté de l’Algérie.
- Quelques journaux algériens en arabe et quelques journaux du monde arabe ont publié des informations sur le club.
Questions abordées
- La question qui revient sans cesse en France est la suivante : « pourquoi écrit-elle en français ? ».
- Ensuite vient le statut de la femme en Algérie.
- Les lecteurs Français nés après la guerre d’Algérie découvrent l’histoire coloniale.
- Les français d’origine algérienne sont particulièrement touchés par la question de l’identité et des origines.
- Les lecteurs algériens venus en France sont préoccupés par la langue, l’histoire coloniale ainsi que la place de la femme en Algérie.
- Chez les étudiants ou chercheurs analysent la structure et l’architecture du texte.
Résultats
- Le club devient un espace de parole pour exprimer ses émotions et ses idées autour de l’œuvre de Assia Djebar. Des rencontres parfois très émouvantes ont lieu. La première que je n’oublierai pas c’est la présence de l’ancienne camarade de classe de Assia Djebar, que j’ai invité à dialoguer avec Assia l’année dernière lors de la rencontre du club.
- Le club devient un espace de diffusion de l’information autour de l’écrivain.
- C’est un espace vers lequel tendent quelques-uns de l’Europe, des USA mais aussi de l’Algérie pour demander un avis, une question sur un livre, sur un thème.
- Le club commence à devenir une passerelle entre les lecteurs algériens et en France. Quelques uns suivent à distance les activités du club, apportent leur contribution par des écrits. Un début de projets d’écriture communs et de traductions s’amorce.
Projets à venir
- Un projet de rencontre est en réflexion pour le mois d’août à Londres.
- Les activités du club reprennent sur Paris, le 14 octobre avec notre invitée Mireille Calle- Grubber autour du roman Nulle part dans la maison de mon père.
- Une rencontre littéraire en Algérie est en cours de réflexion pour le mois de décembre, afin de réunir principalement tous les lecteurs qui participent au club à distance.
- Pour sa cinquième année d’existence, une manifestation importante est en projet. Pour se faire un soutien humain bénévole et financier est à prévoir.
- Il y a l’idée de transformer le club en association afin de réaliser des projets plus importants d’écriture et de manifestation littéraire.
Pour conclure, je voudrai lire ce témoignage venu d'Alger; il s'agit de Houria, une ancienne étudiante d’Assia Djebar qui écrit ceci :
L’écriture, la sensibilité qui se dégage de cet être d’exception, est un vrai bonheur !
Ce qui m’a bouleversée, profondément émue, est la tentative de suicide, je n’ai pu retenir mes larmes ! J’ai trouvé cet acte injustifié, par rapport à la cause immédiate qui l’a provoqué et injuste, au regard de ce serment, plus ou moins tacite vis-à-vis des parents qui vous font assumer dès le jeune âge cette lourde tâche : honneur, société…où le moindre « écart » vous semble culpabilité ?
L’œuvre m’interpelle et me touche par certaines similitudes de parcours qui me rendent plus réceptive à plusieurs passages de l’oeuvre : même génération, fille d’instituteur, ancien normalien, j’ai ouvert les yeux à l’école Van Eyck de Cherchell ! Mon père avait toujours été strict ,autoritaire, tenant à ses traditions : port du fez comme signe distinctif…, très sécurisant aussi, confiant à notre maman , si douce, le soin de veiller sur la droiture de ses filles.
Nous étions quatre filles et un garçon : même sévérité pour tous.Etant la benjamine, j’ai bénéficié de plus d’indulgence relative. J’ai pu faire des études universitaires et j’ai eu le bonheur d’avoir notre écrivain, comme admirable professeur d’histoire l’année 1962-63 hélas nous nous sommes perdues de vue, mais j’espère la revoir Inchallah dès que je pourrais.
Chère Assia Djebar, j’aimerais m’entretenir encore avec vous, de bien d’autres sujets, de la vie ici, de votre séjour à Miliana, ma ville d’origine… Au plaisir de nous voir un jour.""
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